— Vous l’aviez ?
— Sur le chèque de quatre cents euros qu’il m’avait remis.
Ainsi tout partait d’ici. Comme Ludovic, le mystérieux individu avait dû tomber sur l’annonce et s’était précipité. Il était arrivé trop tard car Ludovic, habitant proche de la frontière, avait raflé la mise. Cela signifiait-il que ce type écumait les brocantes, surveillait les petites annonces depuis des lustres, avec le secret espoir de mettre la main sur ce film perdu ?
Lucie cuisina Szpilman davantage. Le visiteur était venu en voiture classique, une Fiat noire d’après lui. Plaque française, dont le jeune Belge était incapable de donner l’immatriculation.
Ils retournèrent dans le salon. Lucie considéra le gigantesque écran plat, incrusté dans le mur. Szpilman avait dit que son père écoutait les informations peu de temps avant sa mort.
— Avez-vous la moindre idée sur ce qui a pu pousser votre père à monter soudainement au grenier ?
— Non.
— Quelle chaîne regardait-il ?
— Votre chaîne nationale à vous, TF1. C’était sa préférée.
Lucie nota qu’il faudrait visualiser le journal du soir de la mort, au cas où.
— Quelqu’un est venu, avant qu’il monte là-haut ? Le matin, l’après-midi ?
— Pas à ma connaissance.
Elle jeta un rapide coup d’œil circulaire. Pas de ligne de téléphone fixe dans la pièce.
— Votre père possédait un téléphone portable ?
Luc Szpilman hocha la tête. Lucie se resservit un verre de l’eau de la carafe, la jouant décontractée. Intérieurement, elle bouillait.
— Et il le portait sur lui à sa mort ?
Le jeune sembla percuter. Il écrasa son index sur la table basse.
— Il était là. Je l’ai ramassé ce matin pour le mettre sur l’étagère, là-bas. Les policiers ne s’y sont même pas intéressés. Vous croyez que…
— Vous me le montrez ?
Il partit le chercher. Plus de batterie, évidemment. Il le brancha sur un chargeur relié au secteur et tendit l’ensemble à Lucie. Un téléphone en sale état, mais qui permettait de consulter le journal des appels, avec l’heure et la date. Elle s’intéressa d’abord aux appels reçus. Le dernier datait de la veille de la mort, le dimanche dans l’après-midi. Une certaine Delphine De Hoos. Luc expliqua qu’il s’agissait de l’infirmière, qui venait de temps en temps lui faire des prises de sang. Les autres appels s’éloignaient dans le temps, et, aux dires du fils, étaient normaux. Juste quelques vieux amis ou collègues de la FIAF, avec qui son père buvait une vodka de temps à autre.
Lucie plongea à présent dans le répertoire des appels émis. Son cœur fit un bond.
— Tiens, tiens…
Le dernier datait du fameux lundi, à 20 h 09. Soit environ quinze minutes avant la chute de l’échelle. Mais il y avait bien plus intéressant que la date. C’était le numéro de téléphone, pour le moins étrange : +1 514 689 8724.
Lucie montra l’écran à Szpilman.
— Il a appelé à l’étranger quelques minutes avant de mourir. Ce numéro ou l’indicatif vous parlent ?
— Les États-Unis peut-être ? Ça lui arrivait d’appeler là-bas, pour ses recherches historiques.
— Je ne crois pas, non.
Lucie sortit son propre portable et composa un numéro, une intuition derrière la tête. Elle n’en mettrait pas sa main à couper, mais…
Une voix, de l’autre côté de la ligne, l’interrompit dans ses pensées. Les renseignements. Lucie présenta sa requête :
— J’aimerais savoir à quel pays correspond ce numéro de téléphone : +1 514 689 8724.
— Un instant, s’il vous plaît.
Un silence. Portable calé entre l’oreille et l’épaule, Lucie demanda un stylo et une feuille de papier à Luc. Puis elle nota le numéro rapidement. La voix revint dans l’écouteur.
— Madame ? C’est l’indicatif de la province du Québec. Montréal, plus précisément.
Lucie raccrocha. Un mot s’effrita au bout de ses lèvres, alors qu’elle fixait Luc intensément.
— Canada…
— Le Canada ? Pourquoi aurait-il appelé le Canada ? On ne connaît personne là-bas.
Lucie se laissa le temps d’assimiler l’information. Pour une quelconque raison, Wlad Szpilman avait brusquement appelé un individu habitant le pays où avait été fabriqué le film. Elle remonta dans les appels passés, jusqu’à une semaine en arrière. Aucune autre trace de ce numéro.
— Votre père tenait-il des notes concernant ses films, ses contacts ? Des fiches, des carnets ?
— Je n’ai jamais rien remarqué. Ces dernières années, la vie de mon père se résumait à quelques mètres carrés, entre ici, sa salle de cinéma et son bureau.
— Son bureau, je peux jeter un œil ?
Luc hésita, termina sa bière.
— Très bien. Mais il faudra vraiment que vous m’expliquiez ce qui se passe. C’était mon père, j’ai le droit de savoir.
Lucie acquiesça. Luc l’emmena dans une pièce propre, bien rangée, avec ordinateur, revues, journaux, bibliothèque. La flic jeta un œil dans les papiers, les tiroirs. Juste du matériel de bureautique, un PC, rien de flagrant. La bibliothèque, au fond, contenait beaucoup de livres d’histoire, sur les guerres, les massacres, les génocides. Arméniens, juifs, rwandais. Il y avait aussi tout un pan sur l’histoire de l’espionnage. CIA, MI5, théorie du complot. Puis des bouquins en anglais, avec des noms qui ne suggérèrent rien de spécial à Lucie. Bluebird, Mkultra, Artichocke. Wlad Szpilman semblait se préoccuper de la face noire du monde au siècle dernier. Lucie se tourna vers Luc, désignant les livres.
— Pensez-vous que votre père vous cachait quelque chose de grave, de secret ?
Le jeune haussa les épaules.
— Mon père, il était plutôt parano. Pas le genre à me parler de ces trucs-là, c’était son jardin secret.
Après un tour dans la pièce, Lucie se fit raccompagner à la sortie, remercia Luc Szpilman en lui tendant sa carte professionnelle derrière laquelle elle inscrivit son numéro de portable personnel, au cas où. Dans sa voiture, au calme, elle sortit son téléphone et composa le fameux numéro vers le Canada. Quatre sonneries stressantes, avant qu’on décroche enfin. Pas un bruit, pas de « Allô ». Alors, Lucie lâcha :
— Allô ?
Un long silence. Lucie répéta :
— Allô ? Il y a quelqu’un ?
— Qui êtes-vous ?
Voix masculine, à l’accent québécois marqué.
— Lucie Henebelle. J’appelle de…
Brusque déclic. On avait raccroché. Lucie songea à un type nerveux, aux aguets, qui se méfiait. Scotchée par la brièveté de l’échange, elle jaillit de sa voiture et retourna frapper chez Szpilman.
— Encore vous ?
— Il me faudrait le téléphone de votre père.
13
Affiner la stratégie. Surprendre l’autre avant qu’il ne raccroche.
Lucie avait laissé se passer un bon quart d’heure, puis elle recomposa le numéro avec le portable légèrement rechargé de Wlad Szpilman. Avec un peu de chance, son interlocuteur reconnaîtrait le contact à son numéro et ne raccrocherait pas. Pas tout de suite, en tout cas.
Elle allait et venait, angoissée, devant la maison du Belge. Même s’il avait été plutôt coulant et compréhensif avec elle, elle ne voulait pas que Luc puisse écouter la conversation, si conversation il y avait.
On décrocha au bout de deux sonneries.