— Wlad ? fit la voix à l’accent québécois.
— Wlad est mort. Lucie Henebelle au téléphone, lieutenant de police judiciaire. La police française.
Elle avait tout lâché, d’un bloc. C’était le moment décisif. Un interminable silence s’étira, mais on ne raccrocha pas.
— Mort comment ?
Lucie serra le poing, le poisson était ferré. Il fallait désormais tirer la ligne doucement, sans donner d’à-coups.
— Je vais vous répondre. Mais dites-moi d’abord qui vous êtes.
— Mort comment ?
— Un bête accident. Il est tombé d’une échelle et s’est ouvert le crâne.
Des secondes s’écoulèrent. Des tas de questions brûlaient les lèvres de Lucie, mais elle avait peur qu’il coupe la communication. C’est lui qui brisa la glace le premier.
— Pourquoi appelez-vous ?
Lucie la joua franc-jeu. Elle sentait que l’autre, sur les dents, flairerait immédiatement le mensonge.
— Après vous avoir contacté lundi, Wlad Szpilman est immédiatement monté dans son grenier pour récupérer un film. Un film anonyme de 1955, fabriqué au Canada, que j’ai en ma possession. Je veux comprendre pourquoi.
À l’évidence, elle l’avait scotché. Elle entendait sa respiration devenir plus lourde, seconde après seconde.
— Vous n’êtes pas policier, vous mentez.
— Appelez ma hiérarchie. Police judiciaire de Lille, dites-leur de…
— Parlez-moi de l’affaire.
Lucie tentait de réfléchir à cent à l’heure. De quoi parlait-il ?
— Je suis désolée, je…
— Vous n’êtes pas policier.
— Si, je le suis ! Lieutenant à Lille, bon sang !
— Dans ce cas, parlez-moi de ces cinq corps, découverts proches des usines. Où en sont les investigations ? Donnez-moi les détails techniques.
Lucie percuta : les corps du pipeline. Alors c’était donc cela qui avait déclenché l’appel de Wlad Szpilman. Ils en parlaient au journal télévisé.
— Je suis désolée. On fonctionne par régions et je travaille dans le Nord. Ce n’est pas nous qui nous occupons de cela. Il faudrait voir avec…
— Je m’en fiche. Rapprochez-vous des gens qui s’en occupent. Si vous êtes vraiment policier, vous récupérerez l’information. Et, juste au cas où vous souhaiteriez m’identifier, mon téléphone est un portable enregistré à de faux nom et adresse. Vous me contraignez à le détruire.
Il allait raccrocher. Lucie tenta le tout pour le tout.
— Il y a un rapport entre cette affaire et le film ?
— Vous le savez. Au rev…
— Attendez ! Comment je vous joins ?
— Tout à l’heure, votre numéro s’est affiché. C’est moi qui vous joindrai… (Il se tut un moment.) Je vous appelle à 20 heures, heure française. Ayez les infos, ou vous n’entendrez plus jamais parler de moi.
Terminé. Bip sonore. Lucie resta bouche bée. Cela avait certainement été le coup de fil le plus dense et le plus intriguant de toute sa vie.
Après avoir remercié Luc pour le prêt du téléphone, elle s’enfonça profondément dans le siège de sa voiture, les mains sur le front. Elle pensait à cette voix séparée de la sienne par plus de six mille kilomètres. À l’évidence, son interlocuteur avait une frousse bleue d’être identifié, il se planquait derrière des numéros volés et abrégeait toute forme d’échange. Pourquoi se cachait-il ? Et de qui ? Comment était-il entré en contact avec Wlad Szpilman ? Mais la question qui la turlupinait le plus était de savoir quel lien invisible il pouvait y avoir entre le film anonyme et les cadavres déterrés en Haute-Normandie.
Cette bobine maléfique était peut-être l’arbre qui cachait la forêt.
Piquée au vif, Lucie sut dès lors qu’elle n’avait plus le choix. Sa conscience lui interdisait de faire l’impasse, de lâcher le morceau. C’était toujours de cette façon, à l’arrache, qu’elle était allée au bout de ses affaires. Ce même acharnement qui l’avait poussée à porter l’insigne. À franchir les limites aussi, parfois.
Désormais, le temps était compté. Elle avait jusqu’à 20 heures pour trouver le bon contact à Paris et décrocher l’info qu’on lui réclamait.
14
L’appartement d’un schizophrène a tendance à être mal rangé. Le désordre intérieur de la personnalité — la fracture mentale — se manifeste souvent par un désordre extérieur si bien que certains d’entre eux finissent par se payer les services d’une femme de ménage. Au contraire, l’appartement d’un analyste comportemental réclame une certaine rigueur, miroir d’un esprit rectiligne, habitué à ordonner dans des tiroirs les informations comme on range des chaussures dans des casiers. Aussi, l’appartement de Sharko naviguait entre deux eaux. Si les tasses de café s’accumulaient dans l’évier, les costumes et les cravates non repassés dans un coin de sa salle de bains, les différentes pièces, très propres, donnaient l’impression qu’une famille paisible y vivait. Beaucoup de photos dans des cadres, une petite plante, une chambre d’enfant, avec ses vieilles peluches, la tapisserie jaune traversée d’une frise avec des dauphins.
Sur le sol de cette dernière pièce, un magnifique réseau ferroviaire déployait ses rails et ses locomotives anciennes, bordé de décors en mousse, en liège ou en résine. Redonner vie à ce monde miniature, qui avait jadis demandé des centaines — des milliers — d’heures de montage, de peinture, de collage, était la première chose que Sharko avait faite à son retour de Rouen, deux heures plus tôt. Les locomotives sifflaient dans l’air joyeusement et dégageaient leur bonne odeur de vapeur, mêlée à celle du parfum de sa femme Suzanne, qu’il introduisait dans le réservoir. Égale à elle-même, Eugénie était assise au milieu du réseau, elle souriait et à ces instants précis, le flic était heureux de la sentir à ses côtés.
Quand elle décida de partir, Sharko se leva et sortit une valise poussiéreuse du dessus d’une armoire. Une fois ouverte, les odeurs du passé resurgirent, pleines de nostalgie. Le gros cœur de Sharko se serra.
Le départ pour Le Caire était prévu le lendemain matin, depuis l’aéroport d’Orly, avec la compagnie Egyptair. Classe économique, les vaches. Il était convenu que le commissaire de police attaché à l’ambassade française l’attendrait sur place. Sharko avait relevé, sur Internet, les températures locales : les flammes du ciel incendiaient le pays, véritable sauna qui n’allait pas arranger ses affaires. Il chargea sa valise de chemisettes unies, de deux maillots de bain — sait-on jamais ? — de deux pantalons de flanelle et de bermudas. Il n’oublia pas son magnétophone, la sauce cocktail, les marrons glacés et sa loco Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon.
Son téléphone sonna au moment où il fermait sa valise, à moitié remplie pour laisser de la place pour des cadeaux. C’était Leclerc au téléphone. Sharko décrocha avec le sourire :
— Cartouches de cigarettes, whisky égyptien dont je ne me souviens même plus du nom, brûle-parfum pour Kathia… Et maintenant, que vas-tu me demander d’autre ? Une pyramide en carton ?
— Tu as le temps pour faire un saut à la gare du Nord ?
Sharko regarda sa montre. 18 h 30. D’ordinaire, il dînait une demi-heure plus tard en lisant le journal ou en faisant des mots croisés, et détestait chambouler ses habitudes.
— Ça dépend.
— Une collègue de la PJ de Lille veut te rencontrer. Elle est déjà dans le TGV.
— C’est une plaisanterie ?
— A priori, il y a un rapport avec notre affaire.
Un silence.