— De quel genre ?
— Du genre bizarre et inattendu. Elle m’a appelé, moi, sur ma ligne directe. Va voir si c’est du flan. Vous avez déjà un point commun, tous les deux : normalement, vous êtes en congé.
— Tu parles d’un point commun.
— Son train arrive à 19 h 31. Elle est blonde, trente-sept ans, elle portera une tunique bleue et un pantalon corsaire beige. De toute façon, elle, elle te reconnaîtra, elle t’a vu à la télé. T’es presque une star maintenant.
Sharko se massa les tempes.
— Je m’en passerais bien. Parle-moi d’elle.
— Je te transmets quelques éléments. Imprime et mets-toi en route.
Sharko avait ses billets d’avion électroniques devant les yeux.
— Bien, chef, à vos ordres, chef. Dis, à peine deux jours au Caire, c’est un peu court, non ?
— Les locaux ne veulent pas qu’on y passe plus de temps. On doit suivre les procédures.
— Pourquoi tu m’envoies ? Les procédures, ce n’est pas trop mon truc. Et puis, si je décroche… Enfin, tu te rappelles, la petite lumière verte, dans mon cerveau ?
— Et c’est quand cette petite lumière s’allume que tu es le meilleur, justement. Ta maladie, elle fait de drôles de trucs dans ta tête, une espèce de bouillabaisse qui te fait capter des choses que personne d’autre ne peut ressentir.
— Si tu pouvais dire ça à notre grand chef. Il aurait peut-être un peu plus de considération à mon égard.
— Moins on lui en dit, mieux on se porte. Au fait, Auld Stag…
— Quoi ?
— Le whisky égyptien, c’est du Auld Stag. Note-le quelque part, merde. Pour Kathia, tu prends le brûle-parfum le plus cher. Je veux lui faire un beau cadeau.
— Comment va-t-elle ? Ça fait longtemps que je ne suis pas allé la voir. J’espère qu’elle ne m’en veut pas trop et que…
— Et n’oublie pas un antimoustiques sinon tu vas morfler.
Il raccrocha sèchement, comme s’il avait voulu abréger l’échange.
Un quart d’heure plus tard, Sharko s’installait dans le RER à Bourg-la-Reine, la feuille imprimée sur les genoux. Il plongea dans le mince rapport que lui avait fourni son chef. Lucie Henebelle… Célibataire, deux filles, père décédé d’un cancer au poumon alors qu’elle avait dix ans, mère au foyer. Brigadier à Dunkerque au début des années 2000. Assignée à la paperasse, elle avait réussi à se brancher sur une sordide affaire, celle de la Chambre des morts[4], qui avait ébranlé la région du Nord. Sharko connaissait la barrière hiérarchique entre le grade de brigadier et celui d’OPJ dans ces années-là. Comment une simple gratte-papier avait-elle réussi à devenir la meneuse d’une telle traque, où l’on parlait de psychopathes et de rituels ? Quelles forces internes avaient poussé cette mère de famille de l’autre côté ?
Ensuite, elle avait été mutée au SRPJ de Lille, au rang de lieutenant. Jolie promotion. Elle cherchait la grande ville, où la chance de tomber sur le pire se multipliait. Parcours impeccable jusque-là. Une femme acharnée, pointilleuse, aux dires de ses supérieurs, mais qui, de plus en plus, avait tendance à sortir des rails. Interventions sans renforts, coups de gueule réguliers avec la hiérarchie, et une fâcheuse habitude à ne s’orienter que vers les dossiers à connotation violente, plus particulièrement les crimes de sang. Kashmareck, son commandant de police, la décrivait comme « encyclopédique, habitée, fine psychologue sur le terrain. Mais pas toujours contrôlable ». Sharko se plongea davantage dans le dossier. Il avait le sentiment de lire sa propre histoire. En 2006, elle avait morflé, semblait-il. Une traque intense jusqu’au fin fond de la Bretagne qui, à terme, l’avait collée en arrêt-maladie pendant trois semaines. Le terme officiel était « surmenage ». Chez les flics, ça s’appelait dépression.
Dépression… Cette femme paraissait pourtant solide, sur le papier. Pourquoi cette descente au fond du trou ? La dépression vous enveloppe quand une enquête vous frappe en pleine gueule, quand le malheur des autres devient soudain le vôtre. Que lui était-il arrivé de si personnel ?
Sharko releva les yeux, une main serrant son menton. Elle n’avait que la trentaine, et le noir l’attirait déjà au point de contrôler sa vie. À quel âge avait-il commencé à basculer, lui ? Peut-être bien avant cet âge-là. Et le résultat était là. N’importe quel observateur aurait, en un clin d’œil, compris sa situation : un type gonflé aux médocs qui vieillirait seul, frappé par le sceau d’une vie fragmentée, incrustée le long de ses rides comme un flot de douleur.
Il débarqua à la gare du Nord à 19 h 20, moins trempé que d’habitude. En juillet, les travailleurs étaient remplacés par les touristes, plus disciplinés et bien moins collants. Le pouls de Paris battait au ralenti.
Quai numéro 9. Sharko patientait au milieu des pigeons, dans un courant d’air maussade, bras croisés, avec son bermuda beige sous une chemisette jaune, ses chaussures de bateau. Il détestait les quais de gare, les aéroports, tout ce qui pouvait rappeler que chaque jour, des gens se quittaient. Derrière lui, des parents accompagnaient leurs enfants jusqu’aux trains, bondés pour les départs vers les centres de vacances. Cette séparation-là avait du bon, car elle amplifiait la joie des retrouvailles mais pour Sharko, il n’y aurait plus jamais de retrouvailles.
Suzanne… Éloïse…
La masse des voyageurs jaillit comme un seul homme du TGV en provenance de Lille. Couleurs, tempête de voix et roulements des sacs qu’on tirait. Sharko tendit le cou entre les chauffeurs de taxi qui levaient des pancartes nominatives. Comme une connexion évidente, il capta immédiatement la bonne personne. Elle s’approchait en souriant. Petite, fine, cheveux descendant jusqu’aux épaules, elle lui paraissait fragile, et sans son sourire abîmé et cette fatigue qu’on retrouve chez certains flics, il l’aurait prise, peut-être, pour une nana montée à Paris à la recherche d’un emploi saisonnier.
— Commissaire Sharko ? Lucie Henebelle, SRPJ de Lille.
Leurs doigts se rencontrèrent. Sharko remarqua qu’elle passait le pouce par-dessus, dans leur poignée de main. Elle voulait contrôler le terrain ou exprimer une forme de domination spontanée. Le commissaire lui sourit à son tour.
— Le Némo, rue des Solitaires dans le Vieux-Lille, existe toujours ?
— Je crois qu’il est à vendre. Vous êtes originaire du Nord ?
— À vendre ? Mince alors… Les meilleures choses finissent toujours par disparaître. Oui, je suis originaire du Nord, mais ça remonte à loin. Allons au Terminus Nord. Pas très glamour, mais c’est juste en face.
Ils sortirent de la gare et trouvèrent une place à l’ombre, à la terrasse de la brasserie. Devant eux, les taxis s’alignaient en une interminable queue colorée. La gare donnait l’impression de régurgiter la totalité du monde. Blancs, Beurs, Noirs, Asiatiques se dispatchaient en un essaim indigeste. Lucie se défit de son sac à dos, commanda un Perrier, et Sharko une bière blanche avec une rondelle de citron. La jeune flic était impressionnée par le bonhomme, sa stature notamment : coupe en brosse, regard de vieux briscard, costaud. Se dégageait de lui l’ambiguïté d’un matériau composite, impossible à définir. Elle essaya néanmoins de ne rien laisser transparaître.
— On m’a dit que vous étiez expert en comportements criminels. Ce doit être un métier passionnant.
— Allons droit au fait, lieutenant, il se fait tard. Qu’avez-vous pour moi ?
Direct comme le poing d’un boxeur, le type. Lucie ignorait à qui elle s’adressait, mais elle savait qu’il ne donnerait jamais sans recevoir. Tout le monde fonctionnait ainsi dans la profession. Tu me donnes, je te rends. Alors elle reprit son histoire, depuis le début. La mort du collectionneur belge, la découverte du film, les images pornographiques et violentes cachées à l’intérieur, l’individu en Fiat qui semblait chercher ce film-là, précisément. Sharko ne marquait pas la moindre émotion. Le genre de mec qui avait dû en voir dans sa carrière, replié derrière une carapace de cuir. Lucie n’oublia pas de parler du coup de fil mystérieux, passé au Canada en début d’après-midi. Elle pointa l’index sur la table, alors que le serveur amenait les boissons.