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— J’ai visualisé sur Internet tous les journaux télévisés de la semaine. Le lundi matin, les entrepreneurs découvrent les cinq corps et le lundi soir, le fait divers fait la une des infos. On parle de plusieurs corps retrouvés sous terre, avec le crâne ouvert.

Elle sortit un carnet de son sac à dos. Sharko remarqua sa minutie, et la passion dangereuse qui l’habitait. Les yeux d’un flic ne devraient jamais briller, et les siens rayonnaient bien trop lorsqu’elle évoquait son affaire.

— J’ai noté : ce fameux lundi soir, le reportage sur les cadavres aux crânes coupés a débuté à 20 h 03, et il s’est terminé à 20 h 05. À 20 h 08, le père Szpilman donnait un coup de fil au Canada. J’ai relevé sur son téléphone la durée de la conversation, elle a duré onze minutes, ce qui le fait raccrocher à 20 h 19. Aux alentours de 20 h 25, il se tuait en voulant récupérer ce fameux film.

— Vous avez pu vérifier les autres appels de Szpilman ?

— Je n’ai pas encore branché ma brigade sur le coup. Ça aurait pris des plombes de tout leur expliquer. La priorité était de vous rencontrer avant.

— Pourquoi ?

Lucie posa son téléphone portable devant elle.

— Parce que ce mystérieux interlocuteur rappelle dans moins d’un quart d’heure. Et que si je n’ai rien de croustillant à lui mettre sous la dent, c’en sera terminé.

— Vous pouviez vous renseigner par téléphone auprès de la brigade. Vous vouliez en voir un vrai ?

— Un vrai quoi ?

— Un vrai analyste. Un mec qui en a mangé.

Lucie haussa les épaules.

— J’aimerais flatter votre ego, commissaire, mais ça n’a rien à voir. Je vous ai raconté. À vous, à présent.

Elle était directe, dépourvue d’artifices. Sharko aimait le combat souterrain qu’elle lui proposait. Néanmoins, il voulut la titiller un peu.

— Non mais sans déconner, vous croyez que je vais balancer des informations confidentielles à un inconnu venu du pays des caribous ? Vous voulez des placards A3 affichés sur les abribus, aussi ?

Lucie versa nerveusement son Perrier dans un verre. Une écorchée vive, songea Sharko.

— Écoutez, commissaire. J’ai passé ma journée sur la route et j’ai grillé presque cent euros en billets de train pour venir boire un Perrier. L’un de mes amis croupit au fin fond d’un hôpital psychiatrique à cause de cette histoire. J’ai chaud, je suis claquée, je suis en congé et, par-dessus tout, ma fille est malade. Alors, avec tout le respect que je vous dois, épargnez-moi vos plaisanteries douteuses.

Sharko croqua dans sa rondelle de citron, puis se lécha les doigts.

— On a tous nos petits soucis personnels. Il y a quelque temps, je suis allé dans un hôtel sans baignoire. L’année dernière, je crois… Oui, l’année dernière. Ça, c’était un véritable problème.

Lucie croyait rêver. Un aller-retour Lille-Paris pour s’entendre déblatérer des conneries pareilles.

— Qu’est-ce que je fais alors ? Je me lève et je repars ?

— Votre hiérarchie est au courant pour cette histoire, au moins ?

— Je viens de vous dire que non.

Elle était comme lui, bon Dieu. Sharko tenta de la cadrer :

— Vous vous trouvez ici parce que vous êtes en train de passer à côté de votre vie. Dans votre tête, des photos de macchabées remplacent celles de vos enfants, n’est-ce pas ? Faites demi-tour, sinon, vous finirez comme moi. Seul au milieu d’une populace qui crève à petit feu.

Quels drames l’avaient aspiré pour qu’il brasse tant de ténèbres ? Lucie se rappelait des images du journal où elle l’avait vu, sur le chantier du pipeline. Et cette horrible impression qu’il lui avait laissée : celle d’un homme au bord du précipice.

— J’aimerais vous plaindre, mais je n’y arrive pas. Ce n’est pas dans mes habitudes de m’apitoyer.

— Je trouve votre ton un peu direct. Vous savez que vous vous adressez à un commissaire, lieutenant ?

— Désolée de v…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Son téléphone sonnait. Lucie regarda sa montre, l’homme était légèrement en avance. Elle s’empara du portable avec appréhension. Un numéro, avec le préfixe +1 514. Elle fixa Sharko d’un air sombre.

— C’est lui. Qu’est-ce que je fais ?

Sharko lui tendit la main. Lucie serra les mâchoires et lui plaqua l’appareil dans la paume. Elle bascula à ses côtés afin d’écouter la conversation. Le commissaire décrocha sans parler. La voix, à l’autre bout de la ligne, demanda, brutalement :

— Vous avez les infos ?

— Je suis l’expert que vous avez peut-être vu à la télé. Le type avec une chemise qui devait être verte et qui en avait marre des journalistes et de la chaleur. Alors les infos, oui, je les ai.

Lucie et Sharko échangèrent un regard tendu.

— Prouvez-le.

— Et je fais comment ? Je me tire en photo et je vous l’envoie par la poste ? On arrête de jouer à cache-cache maintenant. La femme policier à qui vous avez parlé au téléphone est avec moi. Cette malheureuse a grillé cent euros de train à cause de vous. Alors dites-nous ce que vous savez.

— Vous d’abord. C’est votre dernière chance. Je vous garantis que je raccroche.

Lucie tapota sur l’épaule de Sharko, l’incitant à accepter et à modérer ses propos. Le commissaire obtempéra, prenant garde à ne pas aller trop loin dans les révélations.

— Nous avons découvert cinq individus de sexe masculin. De jeunes adultes.

— Je l’ai vu sur le net. Vous ne m’apprenez rien.

— Il y avait un Asiatique parmi eux.

— Quand sont-ils morts ?

— Entre six mois et un an. À vous. Pourquoi vous intéressez-vous à cette affaire ?

La tension était palpable dans le crépitement des voix qui transitaient d’une oreille à l’autre.

— Parce que j’enquête là-dessus depuis deux ans.

Deux ans… Qui était-il ? Un flic ? Un privé ? Et sur quoi enquêtait-il ?

— Deux ans ? Les cadavres n’ont été déterrés qu’il y a trois jours, et, au pire, ils sont morts voilà un an. Comment pouvez-vous enquêter depuis deux ans ?

— Parlez-moi des corps. Les crânes par exemple.

Lucie n’en perdait pas une miette. Sharko décida de lâcher plus de lest, la négociation nécessitait souvent des concessions.

— Les crânes avaient été sciés, très proprement, avec un instrument médical. On leur avait prélevé les yeux, ainsi que…

— Le cerveau…

Il savait. Un type, à six mille bornes d’ici, était au courant. Lucie, de son côté, fit le rapprochement avec le film : les yeux prélevés d’un côté, les scarifications en forme d’iris de l’autre. Elle marmonna quelque chose à Sharko. Il acquiesça et parla dans le micro :

— Quel rapport entre les cadavres de Normandie et le film de Szpilman ?

— Les enfants et les lapins.

Lucie essaya de se rappeler. Elle secoua négativement la tête.

— Quels enfants et quels lapins ? demanda Sharko. Qu’est-ce qu’ils signifient ?