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— Ils sont la clé, le début de tout. Et vous le savez.

— Non, je ne sais pas ! Le début de quoi, bon sang ?

— Quoi d’autre sur les corps ? Une chance de les identifier ?

— Non. L’assassin a éliminé toute possibilité d’identification. Mains coupées, dents arrachées. L’un des corps, mieux conservé, avait de larges parties de peaux découpées aux bras, aux cuisses, qu’il s’était arrachées lui-même.

— Avez-vous des pistes d’investigation ?

Sharko décida de la jouer subtile.

— Il faudra demander à mes collègues. Je suis officiellement en congé. Et je vais partir une petite dizaine de jours en Égypte, du côté du Caire.

Lucie leva les bras, furieuse. Sharko lui envoya un clin d’œil.

— Le Caire… Alors vous… Non, tout n’a pas pu aller si vite. Vous… Vous êtes eux !

Il raccrocha. Sharko écrasa sa bouche sur le combiné.

— Allô ! Allô !

Un silence atroce. Lucie était littéralement collée à son épaule. Sharko sentait son parfum, sa moiteur, il n’eut pas le courage de la repousser.

C’était fini. Sharko reposa le portable sur la table. Lucie se redressa, furieuse.

— C’est pas vrai ! Mince, commissaire ! Des vacances au Caire ! Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Le commissaire nota le numéro appelant sur un coin de serviette et la mit dans sa poche.

— On ?

— Vous, moi. On se la joue solo, ou on mange dans la même assiette ?

— Un commissaire ne mange pas dans l’assiette d’un lieutenant.

— Je vous en prie, commissaire…

Sharko plongea ses lèvres dans sa bière. Un peu de fraîcheur, pour avoir l’esprit clair. Cette journée avait été particulièrement chargée en émotions.

— OK. Vous, vous laissez tomber le restaurateur de films et vous balancez la bobine à la scientifique. Vous mettez votre brigade dans le coup. Qu’ils le décortiquent. Demandez-leur aussi de m’en donner une copie. Qu’ils se mettent en rapport avec les Belges, pour une perquisition chez ce Szpilman. On doit absolument découvrir qui était le Canadien qui vient de me raccrocher au nez.

Lucie acquiesça, avec la sensation de crouler sous les choses à faire.

— Et vous ?

Sharko hésita un instant, puis se mit à lui parler du télégramme, envoyé par un policier du nom de Mahmoud Abd el-Aal. Il raconta pour les trois filles, les crânes sciés comme ici, en France, les mutilations. Lucie était suspendue à ses lèvres, l’affaire la prenait aux tripes de plus en plus.

— Il a dit « Vous êtes eux », rajouta Sharko. Ça confirme bien le fait que le tueur que je recherche n’est pas seul. Il y a celui qui coupe proprement les crânes, et le bourrin, celui qui tranche à la hache.

Sharko réfléchit encore quelques secondes, et lui tendit sa carte de visite. Lucie fit de même. Il l’empocha, termina sa bière et se leva.

— Je vais essayer de me trouver de l’antimoustiques avant de me coucher. Vous dire que je déteste les moustiques serait une litote. Je les hais par-dessus tout.

Lucie regarda la carte de visite de Sharko, la retourna. Elle était complètement blanche.

— Mais…

— Quand on trouve quelqu’un une fois, on le retrouve toujours. Tenez-moi au courant.

Il abandonna le montant exact des consommations sur la table et lui tendit la main. Au moment où Lucie la lui serra, il lui bloqua le pouce, passa le sien par-dessus. Lucie grinça des dents.

— Bien joué commissaire. Un-zéro.

— Tout le monde m’appelle Shark, pas commissaire.

— Excusez-moi, mais…

— Vous n’y arriverez pas, je sais. Dans ce cas… restons-en à commissaire. Pour l’instant.

Il lui sourit, mais Lucie perçut quelque chose de profondément triste dans ses prunelles sombres. Puis il se tourna, prit la direction du boulevard de Magenta.

— Commissaire Shark ?

— Quoi ?

— En Égypte… Soyez prudent.

Il acquiesça, traversa, franchit l’entrée de la gare du Nord et disparut.

Seul… C’était l’unique mot qui restait à Lucie de son entretien.

Un homme seul, terriblement seul. Et blessé. Comme elle.

Elle regarda la carte blanche, qu’elle tenait entre ses doigts, sourit et nota, en diagonale sur l’une des faces, « Franck Sharko, alias Shark ». Ses doigts épousèrent quelques secondes les lettres de cette identité aux consonances dures, germaniques. Un drôle de bonhomme. Lentement, elle prononça, détachant chaque syllabe, Fran-ck Shar-ko. Shark… Le Requin…

Puis elle rangea la carte dans son portefeuille et se leva à son tour. Le soleil rouge et brûlant tombait sur la capitale, prêt à l’embraser.

Direction le CHR de Lille, à deux cent cinquante kilomètres de là. Le grand écart, comme chaque fois, entre son travail et sa famille.

15

Il était 22 heures lorsque Lucie pénétra dans la chambre de Juliette. Ce paysage aseptisé lui devenait presque familier. Les infirmières dans les couloirs, les chariots chargés de couches, de biberons, le ronflement des néons… Sa mère jouait à la console, la nuque posée avec nonchalance sur l’appui-tête du gros fauteuil marron.

Marie Henebelle n’avait rien de l’image que l’on peut se faire d’une grand-mère, voire d’une mère. Chevelure courte hérissée de mèches blondes décolorées, vêtements à la mode, au courant des derniers gadgets pour enfants : Wii, Playstation, Nintendo DS. Elle passait d’ailleurs de longues heures à jouer à Cerebral Academy sur DS et Call of Duty sur Playstation, un jeu où il fallait tuer le plus d’ennemis possibles. La contamination du monde virtuel n’avait plus de limite d’âge.

Marie accueillit sa fille sans un sourire, se leva abruptement et récupéra son sac en cuir rouge.

— Juliette a encore vomi deux fois cet après-midi. Attends-toi à des remontrances du médecin.

Lucie embrassa sa petite fille assoupie, fragile comme une aiguille d’ivoire, et revint vers sa mère. À l’écran, Call of Duty était sur « pause ». Marie venait de zigouiller trois soldats au fusil à pompe et elle semblait franchement énervée.

— Des remontrances ? Pourquoi ?

— Le chocolat, les biscuits, que tu donnes en cachette. Tu les crois dupes ? Ils en croisent tous les jours, des parents dans ton genre. Des parents qui n’écoutent pas.

— Elle ne mange rien d’autre ! La voir grimacer devant cette purée infecte me tord le cœur.

— Son estomac ne supporte plus le moindre gramme de matière grasse, tu peux comprendre ? Pourquoi cherches-tu toujours à contourner les règles ?

Marie Henebelle était sur les nerfs. La journée à rester enfermée, la télé, les pleurs, ces jeux vidéo qui tapaient sur le système. Ce genre d’hôpital était loin d’être aussi reposant qu’une thalasso trois étoiles à Saint-Malo.

— Tu es là, en congé, tu pourrais passer un peu de temps avec elles. Mais non. T’en colles une en colo, et tu te promènes en Belgique et à Paris tandis que ton autre fille se vide.

Lucie n’en pouvait plus, ces dernières heures avaient déjà été suffisamment éprouvantes.

— Maman, j’ai d’autres congés en août où l’on partira en vacances toutes les trois. C’est prévu et ce sera notre vrai moment à nous.

Marie prit la direction de la porte.

— Je pensais que tu avais des priorités dans ta vie, je me suis trompée. Et maintenant, je vais me coucher. Parce que dans quelques heures, je dois revenir ici, si j’ai bien compris. Heureusement, mamie Marie est là, c’est ça ?