— Ses yeux…
— Disparus.
Lucie marqua le coup. Encore un point commun avec l’affaire de Sharko et les cadavres de Gravenchon. L’importance de l’œil, comme dans le film… De plus en plus probable que ceux qui avaient enterré les cinq types en Haute-Normandie étaient les assassins de Poignet. Kashmareck passa sa main dans ses cheveux coupés ras en soupirant. Il s’empara d’un scellé et le tendit à Lucie, qui enfilait des gants en latex. À l’intérieur du sac transparent se trouvaient deux images presque identiques, coupées dans de la pellicule. Lucie fronça les sourcils et passa les rectangles sous la lumière.
— On n’y voit pas grand-chose. On dirait… un gros plan au ras du sol. On a pu identifier le film d’où ces images proviennent ?
— Pas cette fois. On va les refiler à nos informaticiens. Ils vont agrandir. On sollicitera des spécialistes du cinéma s’il le faut. Ça doit avoir une signification.
Lucie fixa à nouveau les rectangles perforés.
— Du 16 mm. Comme pour le film volé.
De l’index, le commandant désigna la bouche du cadavre.
— Ta carte de visite dans sa bouche, ça craint. On devrait mettre une équipe sur ton immeuble quelques jours.
Lucie secoua à tête.
— Ce n’est pas utile. Ils ressemblent à une meute de loups. Ils nous ont tracés, moi, Ludovic, ils ont évolué dans notre sillage… Ma serrure accrochait, hier. Ils ont probablement pénétré chez moi comme ils l’ont fait chez Ludovic ou ici.
Cette pensée la fit frissonner. Que se serait-il passé si elle avait été chez elle à ce moment-là ?
— Puis, au final, ils ont eu le dessus en récupérant le film, alors ils ont voulu le faire savoir. Ils ont marqué leur territoire. Maintenant qu’ils tiennent ce qu’ils cherchaient, ils risquent de disparaître et de retomber dans l’oubli.
Elle regarda les techniciens de la PS qui s’activaient avec leurs pinceaux, leurs poudres.
— On a relevé des traces, des empreintes ?
— Celles de la victime, probablement. Rien de bien flagrant pour le moment. On a peu de chances avec le voisinage, la rue est trop commerçante, avec un nombre ridicule d’habitants. Peu fréquentée la nuit.
— Heure estimée du décès ?
— Entre minuit et 3 heures, aux premières constatations. La serrure est à peine forcée. La victime ne dormait pas encore, a priori, puisque son lit n’était pas défait.
Dans le salon, tout était encore en ordre, aucune trace de lutte. Lucie imaginait parfaitement deux types costauds s’en prendre à ce vieil homme sans défense. Ils auraient très bien pu s’emparer de leur film et s’en aller. Mais ils avaient voulu tout « nettoyer », ne laisser aucune trace, aucun témoin. Et s’accorder un petit extra, avec leur mise en scène digne d’un film de David Fincher. Tuer de sang-froid n’est pas un acte facile. Il faut contrôler ses pulsions, combattre ce que la société, la religion et la conscience interdisent. Repousser les fondements mêmes de l’esprit humain. Mais eux, ils avaient éliminé, énucléé et étripé un homme, prenant même le temps de farfouiller dans ses westerns pour créer leur effet. Quel genre de cinglés se cachait derrière ce crime ? Quel mobile les avait poussés à franchir les limites à ce point ?
Lucie monta à l’étage. Les cadres, dans l’escalier, n’avaient pas bougé. La flic évita de croiser le regard de cette femme, sur les photos. Marilyn…
Des collègues scrutaient les pièces. Lucie jeta un œil dans le laboratoire de développement. Sur une planchette, il y avait de vieilles caméras, des bobines, des produits révélateurs. Elle entra ensuite dans l’atelier de restauration, suivie de son commandant. La chaise, devant la visionneuse, était renversée.
— 3 heures du matin, vous m’avez dit… Qu’avait découvert Poignet pour travailler si tard ?
Elle se plaça près de l’engin, veillant à ne pas entrer dans la zone délimitée par les bandes jaunes et noires de la police. Un technicien continuait à poser des papiers numérotés devant des objets et à les photographier.
— Les indicateurs temporels de la visionneuse indiquent zéro, ils ont dû rembobiner le film pour pouvoir l’emporter. Poignet devait être en train de l’étudier attentivement.
Lucie se tourna vers le fond de l’atelier. Câbles arrachés, scanner défoncé.
— Et merde !
— Qu’y a-t-il ?
— Claude Poignet devait me numériser le film, j’avais espoir. Mais l’ordinateur portable a disparu.
Elle claqua des doigts.
— Peut-être a-t-il eu le temps de m’envoyer le fichier ou une adresse Web pour le télécharger. Il faut que je vérifie ma boîte mail. Vous disposez d’une connexion Internet sur votre téléphone portable ?
— C’est un iPhone dernier cri.
Il lui tendit son engin. Lucie pria pour que Poignet lui ait envoyé le film. Elle voulait prolonger le voyage avec la femme mutilée, la gamine sur la balançoire, elle voulait aller au-delà de ce que les images avaient montré. S’enfoncer dans l’esprit du cinéaste, comprendre sa folie artistique et peut-être bien réelle. Elle se connecta à sa messagerie par un site web. Quelques messages de Meetic, mais rien d’autre. L’impuissance la submergea.
— Rien…
Elle soupira et, d’une voix fade, lança :
— Il faut se mettre en relation avec les Belges. Il faut interroger le fils, dresser des portraits-robots, fouiller la maison de Szpilman, de fond en comble, et savoir où il a pu récupérer le film. Remonter à la source. C’est, pour le moment, l’un des seuls moyens de nous raccrocher à cette bobine maudite.
— On va s’en charger.
Son regard tomba sur la visionneuse, sur les enrouleurs désormais vides, le petit panier, avec les cartes de visite que les équipes ne tarderaient pas à embarquer.
— À moins que…
Elle se tourna vers le téléphone, au fond.
— Je sais à quoi tu penses, fit Kashmareck. On a déjà relevé la liste des appels émis et reçus par la victime. On suit la procédure. On va se brancher là-dessus, contacter ces personnes, mais chaque chose en son temps.
— Très bien. Parmi eux, il y a un historien du cinéma. Il nous reste une chance s’il a pu reconnaître l’actrice qui se fait crever l’œil. Et aussi… — elle sortit une carte de visite de sa poche et la tendit à son commandant — ce type, Beckers. C’est un spécialiste de l’impact de l’image sur le cerveau que Poignet devait contacter.
Kashmareck empocha la carte.
— On s’en charge.
— Ce film maudit, il met hors d’état de nuire tous ceux qui s’en approchent. Wlad Szpilman, Ludovic Sénéchal, Claude Poignet à présent. Il faut qu’on remette la main dessus.
— Et tes congés ?
— Terminés. Je rentre me changer et file avertir Ludovic Sénéchal que son ami est mort. Après, je fonce avec vous. Je veux retrouver les porcs qui lui ont fait ça.
17
Lorsque la porte avant de l’A320 s’ouvrit sur le tarmac de l’aéroport international du Caire, Sharko eut la sensation d’une vague de feu sur le visage. Un air étouffant, chargé de fumée et de kérosène, qui prenait à la gorge. Le steward avait annoncé une température extérieure de 36 °C, ce qui avait provoqué une vaste clameur parmi les passagers, des touristes pour la plupart. Dès la seconde où il posa le pied sur le sol égyptien, le flic sut qu’il allait détester ce pays.
Comme convenu, Mickaël Lebrun l’attendait en bas de la passerelle. L’homme en imposait. Planté dans un pantalon beige clair et une chemisette style colonial, gueule carrée comme la base d’une pyramide, il détaillait méticuleusement le flux coloré qui s’éparpillait dans les méandres de l’aéroport. Brun, teint hâlé, cheveux courts, on aurait pu aisément l’assimiler à un redoutable douanier. Les deux hommes échangèrent une solide poignée de main — pouce par-dessus pour Sharko —, puis Lebrun se décala légèrement.