— Tu es le seul qu’il nous reste sur le territoire. Et puis, ils sont avec leurs femmes et leurs gosses… Merde, tu sais comment c’est.
Le silence les plomba. Une femme, des enfants… Les ballons sur la plage, les rires perdus dans les vagues. Tout était si loin, si flou à présent. Sharko tourna la tête vers l’animation en temps réel de l’activité de son cerveau, vieil organe cinquantenaire bourré de ténèbres. Il hocha le menton, incitant Leclerc à suivre la direction de ses yeux. Malgré l’absence de paroles, la zone verte, sur la partie haute du gyrus, s’illuminait.
— Si ça s’allume, c’est parce qu’elle me parle, en ce moment même…
— Eugénie ?
Sharko acquiesça. Leclerc ressentit un frisson. Voir les méninges de son commissaire réagir ainsi à la parole, alors qu’on n’entendait même pas une mouche voler, lui donnait l’impression d’une présence fantôme dans la pièce.
— Et qu’est-ce qu’elle te dit ?
— Elle veut que j’achète un litre de sauce cocktail et des marrons glacés à mon prochain ravitaillement. Elle adore ces fichus marrons glacés. Excuse-moi deux secondes…
Sharko ferma les yeux, ses lèvres se serrèrent. Eugénie, il l’entendait et la voyait partout. Sur le siège passager de sa vieille R21. Le soir quand il se couchait. Assise en tailleur, à observer les trains miniatures tourner sur leurs rails. Il y a deux ans, Eugénie était souvent accompagnée d’un Black, Willy, grand fumeur de Camel et de marijuana. Une teigne, celui-là, bien plus insupportable que la fillette parce qu’il criait fort et gesticulait beaucoup. Grâce au traitement, le rasta avait disparu définitivement, mais l’autre, la petite fille, revenait souvent, résistante comme un virus.
Sur l’écran du Mac, la zone verte continua à briller ainsi quelques secondes, avant de s’éteindre progressivement. Sharko rouvrit les yeux. Il fixa son chef avec un sourire las.
— Tu vas bien finir par le virer un jour, ton commissaire, à le voir débloquer de cette façon.
— Tu résous des affaires et ça ne t’empêche pas de faire ton job correctement. Je dirais même que tu es parfois meilleur.
— Mouais, dis ça à Josselin. Il n’arrête pas de me casser les couilles. Je crois qu’il veut ma peau.
— C’est toujours comme ça avec les nouveaux boss. Faire le ménage, il n’y a que ça qui compte.
Le professeur Bertowski, du service de psychiatrie de la Salpêtrière, arriva enfin, accompagné de son neuro-anatomiste.
— On y va, monsieur Sharko ?
Monsieur Sharko… ça lui faisait bizarre, depuis que « Sharko » était devenu le nom d’une forme avancée d’atrophie musculaire — la maladie de Charcot. Comme si tous les maux du monde étaient de sa faute.
— On y va…
Bertowski trifouillait dans un dossier dont il ne se séparait jamais.
— Les épisodes paranoïaques de persécution sont devenus très rares, d’après ce que je lis. Juste quelques traces de méfiance, c’est excellent. Et vos visions ?
— Elles reviennent en force, j’ignore si c’est parce que je reste enfermé dans mon appartement. Pas une journée sans qu’Eugénie me rendre visite. La plupart du temps, elle ne squatte que deux ou trois minutes, mais elle est plutôt pénible. Je ne sais pas combien de kilos de marrons glacés elle m’a forcé à acheter depuis la dernière fois.
Leclerc se recula au fond de la pièce, tandis qu’on ôtait le bonnet de Sharko.
— Beaucoup de stress ces derniers temps ? demanda le médecin.
— La chaleur, surtout.
— Votre métier ne facilite pas les choses. Nous allons réduire la durée entre les séances d’entretien. Toutes les trois semaines me paraît être un bon compromis.
Après lui avoir immobilisé la tête avec deux sangles blanches, le neuro-anatomiste approcha du sommet de son crâne un instrument en forme de huit — une bobine capable de délivrer des impulsions magnétiques à un endroit très précis de l’encéphale afin que les neurones visés, à l’image de micro-aimants, réagissent et se réorganisent différemment. La stimulation magnétique transcrânienne permettait d’atténuer fortement, voire d’éradiquer les hallucinations liées à la schizophrénie. La principale difficulté étant, évidemment, de viser au bon endroit, car la zone en question ne mesurait que quelques centimètres, et un plantage d’un seul millimètre pouvait faire miauler ou réciter l’alphabet à l’envers ad vitam aeternam.
Sharko resta là, un cache sur les yeux, avec un unique mot d’ordre : ne plus bouger. Désormais, seules de petites pulsations magnétiques propulsées à la fréquence d’un hertz crépitaient dans la pièce. Sharko ne ressentait aucune douleur, pas la moindre gêne, juste l’angoisse profonde de se dire que dix ans plus tôt, on y serait allé à coups d’électrochocs pour le soigner.
La séance se passa sans encombre. Mille deux cents pulsations plus tard — soit environ vingt minutes — le flic se releva, les muscles un peu engourdis. Il réajusta son impeccable chemise et passa une main dans ses cheveux noirs en brosse. Il suait. La touffeur dans l’hôpital et son léger surpoids dû aux comprimés de Zyprexa n’aidaient pas. En ce début de mois de juillet, même la climatisation avait du mal à réguler les températures démoniaques de l’extérieur.
Il nota son prochain rendez-vous, remercia son psychiatre et quitta la salle.
Il retrouva Leclerc à la machine à café au bout du couloir. Le patron de l’OCRVP avait envie de se griller une clope, ces quelques minutes d’observation l’avaient éprouvé.
— Ça fiche franchement les jetons. Les voir jouer avec ta cervelle de cette façon.
— La routine. C’est comme rester sous le casque chez le coiffeur pour une permanente.
Sharko sourit et porta le gobelet à la bouche.
— Vas-y. Parle-moi de l’affaire.
Les deux hommes se mirent à avancer lentement.
— Cinq corps, pas beaux à voir, enterrés deux mètres sous terre. Aux premières constatations, quatre d’entre eux sont bouffés par les vers, le cinquième dans un relatif bon état. À tous, il leur manquait la partie haute du crâne, comme si on l’avait sciée.
— Ils en pensent quoi, là-bas ?
— À ton avis ? On est dans une petite ville de province où le plus gros délit doit être de ne pas trier ses ordures. Les corps remontent sûrement à des semaines, voire des mois. Ils ont le nez dans le cambouis, l’enquête risque d’être compliquée. Un axe d’approche psychologique pourrait les aider. Tu fais comme d’habitude, ni plus ni moins. Tu récoltes les infos, rencontres les gens qu’il faut, et après, on gère à Nanterre. C’est l’histoire de deux, trois jours. Ensuite, tu pourras t’occuper de tes trains miniatures ou vaquer à tes occupations. Et moi, je ferai de même. Je ne veux pas que ça traîne en longueur. J’ai besoin de lever le pied, ces jours-ci.
— Kathia et toi partez en vacances ?
Leclerc serra les lèvres.
— Je ne sais pas encore. Ça dépendra.
— De quoi ?
— D’un tas de paramètres qui ne regardent que moi.
Sharko ne releva pas. Lorsqu’ils franchirent les portes de l’hôpital, une vague de feu les accabla. Mains dans les poches de son pantalon en lin, le commissaire se retourna vers le long bâtiment de pierre blanche, avec son dôme, étincelant sous l’implacable soleil. Un établissement qui, ces dernières années, était devenu sa seconde maison, après le bureau.
— J’ai un peu peur de retourner sur le terrain. C’est loin, tout ça…
— On s’y refait vite.
Sharko resta un moment silencieux, semblant peser le pour et le contre, puis haussa les épaules.
— Ah, et puis merde ! À force de rester le cul assis, je commence à avoir la forme d’un fauteuil. Dis-leur que je me pointerai là-bas en milieu d’après-midi.