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— Bon Dieu…

Il chaussa ses lunettes de soleil dont l’une des branches était rafistolée à la glu, et détailla les alentours. La Seine sur la droite, un nuage d’arbres sur la gauche, le site industriel à l’arrière. Il régnait une immense impression de vide, d’abandon. Pas une maison, juste des routes désertes, des terrains vagues. Comme si la zone était morte, cramée par le feu du ciel.

Devant lui, en contrebas, deux ou trois hommes casqués bavardaient. À leurs pieds, une large plaie ocre fendait la terre en deux et remontait la rive du fleuve sur des kilomètres. Elle s’arrêtait net là où les bandes jaune et noir de la police nationale battaient mollement au vent. Ça sentait l’argile chaude, l’humidité.

Le flic repéra immédiatement le collègue rouennais qui l’attendait. Simplement par son holster, à sa ceinture. Le flingue brillait sous la lumière comme pour l’appeler. Le gus se perdait dans un jean taille basse, un tee-shirt noir et de vieilles chaussures en toile. Brun, grand, sec, vingt-cinq, vingt-six ans à tout casser. Il discutait avec un cameraman et ce qui ressemblait à une journaliste. Sharko releva ses lunettes dans sa brosse et lui présenta sa carte.

— Lucas Poirier ?

— Vous êtes le commissaire profiler de Paris ? Enchanté.

Entrer dans les détails et expliquer que son métier n’avait, somme toute, pas grand-chose à voir avec ces histoires de profiler risquait de prendre des plombes.

— Appelez-moi Sharko. Ou Shark. Pas de nom, de prénom, pas de grade.

— Désolé, commissaire, mais ça, je ne peux pas.

La journaliste s’approcha.

— Commissaire Sharko, on nous a tenus au courant de votre visite et…

— Au risque de vous paraître désagréable, vous et votre porte-images, allez voir ailleurs si j’y suis.

Il la fixa de son œil le plus sombre. Les journalistes, il détestait. La femme se recula et demanda néanmoins à son cameraman de filmer quelques images. Ils broderaient probablement un sujet sans consistance, à grand renfort de plans de coupe, insistant sur le fait qu’un profiler était sur le coup. Cela ferait sensation.

Sharko les repoussa du regard et s’adressa à Poirier.

— Vous savez si ma chambre d’hôtel est réservée ? Qui s’occupe de ça, chez vous ?

— Euh… Je ne sais pas. Sans doute le…

— J’en voudrais une grande, avec une baignoire.

Poirier acquiesça, comme la plupart des gens à qui Sharko demandait quelque chose, tant il en imposait. Le commissaire observa de nouveau les alentours.

— Bon… Ne perdons pas de temps. Vous m’expliquez ?

Le jeune lieutenant engloutit une bonne partie de sa petite bouteille d’eau, qu’il tenait dans sa main, et désigna les Algeco, en retrait.

— Le chantier a démarré le mois dernier. Ils construisent un pipeline qui va permettre de transporter toutes sortes de produits chimiques des usines de Gonfreville à la raffinerie Exxon, là-bas. Trente bornes de tuyauterie souterraine. Il leur restait à peine cinq ou six cents mètres à creuser, mais avec ce qu’ils viennent de déterrer, on a gelé les travaux. Ils font la gueule, je ne vous raconte même pas.

Au loin, un homme en cravate — sans doute un chef de chantier — ne cessait d’aller et venir, portable à l’oreille. Ce genre de découverte devait être la dernière chose à laquelle il s’attendait. Même s’il n’y pouvait rien, ce malheureux allait devoir rendre des comptes aux financiers.

Sharko s’épongea le front avec un mouchoir. De larges cercles se dessinaient sous ses aisselles. Poirier se mit à avancer vers la zone.

— C’est là-bas que les ouvriers les ont découverts. Cinq cadavres, enterrés à deux mètres de profondeur. Le chauffeur du bulldozer n’a pas fait trop de dégâts, il s’est arrêté sur-le-champ de creuser quand il a vu un bras apparaître.

Sharko passa sous les bandes de délimitation et s’approcha du bord de la profonde tranchée. Il détourna la tête, le nez plissé. Poirier l’accompagna et planta son nez sous son tee-shirt.

— Ouais, ça fouette encore un peu. Ça baignait dans le jus et les températures n’arrangent rien. Les mecs de la scientifique et le légiste s’éclatent, croyez-moi.

Le commissaire prit une large inspiration, puis observa le fond.

— C’était quoi ? Hommes, femmes, enfants ? Une idée sur l’âge ?

— Des hommes, vous verrez avec l’anthropologue. En pièces détachées pour quatre d’entre eux. L’humidité de la terre, la proximité de la Seine ont dû accélérer le processus de putréfaction. Ils étaient presque à l’état de squelettes. J’ai dit presque, il restait de la chair pourrie, des écoulements, enfin bref vous…

— Et le cinquième ?

Poirier serrait nerveusement sa bouteille d’eau. Sous son tee-shirt, il était noyé. Les fronts gouttaient, les peaux lâchaient des centilitres d’eau et de sel.

— C’était un homme, relativement conservé. Enfin, si on peut dire ça. Avec les autres corps en dessous et au-dessus de lui, ça a dû créer une espèce de couche d’isolement.

— Pas de bâche ni d’emballage particulier autour des cadavres ?

— Non. Pas de vêtements non plus. Ils étaient totalement nus. Concernant ce type mieux conservé, on… on lui avait écorché une partie du corps. Les bras, la poitrine. Je l’ai vu de mes yeux, putain… C’était comme une orange pelée. Vous pouvez même pas imaginer.

Si, il pouvait. Il soupira. L’affaire s’annonçait corsée, encore un dossier qui risquait de s’accumuler avec les autres, à Nanterre, et qu’on moulinerait de temps en temps dans les ordinateurs. Il tendit la main au lieutenant.

— Aidez-moi à descendre.

Le policier s’exécuta. Sharko eut le sentiment que ce jeune en avait déjà trop vu, dans sa toute nouvelle carrière. Il était dans le bourbier dont il ne sortirait pas indemne d’ici quelques années. Tous les flics suivaient les mêmes rails, ceux qui plongeaient vers les gouffres et interdisaient toute remontée. Parce que cette saloperie de métier vous bouffait, vous digérait, jusqu’aux tripes.

Le commissaire lâcha prise et se retrouva au fond. Il chassa de la terre de sa chemise du dos de la main. L’air empestait le tiroir de morgue, le soleil avait disparu et il régnait ici une touffeur malsaine. Le flic s’accroupit, égrena la terre entre ses doigts. Elle avait été tamisée, de manière à ne laisser de côté aucun indice : petits os, cartilages, pupes d’insectes. La scientifique avait fait du bon boulot. Sharko se redressa, leva les yeux vers les murs brunâtres. Deux mètres de profondeur, ça en faisait de la matière à remuer pour enterrer des macchabées. Un méticuleux…

— Mon chef m’a parlé de crânes coupés en deux.

Poirier se pencha au-dessus. Une goutte de sueur perla de son front et tomba dans la tranchée.

— Effectivement, et la presse aussi a remis le couvert, ça fait sensation dans les tabloïds. On parle de tueur en série et tout, du délire. On n’a retrouvé aucune partie haute de leur crâne. Volatilisée.

— Et le cerveau ?

— Y avait plus rien dans les crânes. Enfin si, de la terre. Le légiste est encore sur le coup. Il paraît que le cerveau et les yeux sont les premiers trucs qui se détruisent et disparaissent complètement après la mort. Alors, on n’en sait rien pour le moment.