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— Deux ans ? Les assassins étaient donc déjà en quête de la bobine ?

— Il faut croire. Szpilman, volontairement ou involontairement, leur a coupé l’herbe sous le pied.

— Et d’où venait le film, exactement ? Avant d’atterrir à la FIAF, je veux dire.

— Il appartenait à un lot de courts métrages rapatriés depuis l’Office national du film du Canada, qui se déchargeait d’une partie de ses archives. D’après leurs vieux registres canadiens, le film est arrivé là-bas fin 1956 par un don anonyme.

Sharko se recula sur sa chaise.

— Un don anonyme… répéta-t-il. À peine fabriqué, et déjà, on le fourgue aux archives. Et comment ce fameux individu à la recherche de la bobine était-il au courant qu’elle était arrivée à la FIAF ?

Kashmareck compulsait ses notes. Il se mouilla l’index.

— J’ai l’info. La majeure partie des films sont référencés par titre, année, ainsi que grâce à toutes les informations inscrites sur la bobine : pays d’origine, numéro de pellicule, manufacture. Tout est centralisé, accessible depuis le site Internet de la FIAF. Avec le moteur de recherche, on peut suivre les films qui sortent d’un centre d’archives ou arrivent dans un autre centre. Il suffit ensuite de filtrer avec les données que l’on possède — année, manufacture, pays d’origine — pour restreindre son champ d’investigation. On peut même recevoir des alertes lorsqu’un film se déplace. C’est à l’évidence ce qui s’est passé ici…

— Et il est possible de retrouver les internautes qui se connectent au site de la FIAF ? demanda Henebelle.

— Malheureusement non, les recherches ne sont pas archivées.

Sharko observait Henebelle de coin, juste sur sa gauche. La lumière frappait son visage d’une façon particulière, comme si elle s’assombrissait au contact de sa peau. Le flic voyait sa détermination, sa concentration, les flammes dangereuses qui brûlaient au fond de ses iris bleutés. Il connaissait trop bien ce regard-là.

Leclerc prit bonne note des investigations de Kashmareck et poursuivit :

— Et Wlad Szpilman ? Qui était-il, hormis un collectionneur à tendances cleptomanes ?

— Les enquêteurs belges ont fait des découvertes intéressantes. D’après ses amis, Wlad Szpilman semblait mener une quête ces deux dernières années, justement. Il s’était mis à piquer ou acquérir de manière plus légale tous les films et documentaires ayant trait aux services secrets américains, anglais, et même français… La CIA, le MI5, des reportages sur la guerre froide, la course aux armements, j’en passe et des meilleures.

— Ces deux dernières années… répéta Sharko. Comme par hasard, le corbeau canadien a raconté, au téléphone, qu’il enquêtait sur cette affaire depuis deux ans, lui aussi. Tout semble démarrer au moment où Szpilman a eu le film en mains.

— C’est aussi à cette période que Szpilman est allé au centre de neuromarketing pour faire analyser le film, compléta Lucie.

Kashmareck approuva d’un hochement de menton. Sharko fixa quelque temps la chaise vide, en face de lui, puis revint vers le commandant lillois, qui se remit à parler :

— Mais ce n’est pas tout. Szpilman passait aussi une grande partie de son temps à la bibliothèque de Liège. Un jour, il a oublié un document sous le scanner et la bibliothécaire n’a jamais pensé à le lui rendre. D’après elle, Szpilman était en permanence scotché aux rayonnages « Histoire du XXe siècle ».

Il sortit une feuille de sa sacoche en cuir et la fit circuler. Lucie s’en empara la première. Il s’agissait d’une photo en noir et blanc qui, effectivement, semblait scannée à partir d’un livre. Au milieu d’un champ, on y voyait des soldats allemands pointant leurs fusils sur des femmes et leurs enfants, qu’elles tenaient serrés contre elles. La légende indiquait « Soldats allemands mettant en joue des mères juives et leurs enfants devant un photographe, durant la Shoah par balles à Ivangorod, Ukraine, 1942 ». Lucie fixait le regard du soldat en premier plan, avec son fusil levé. L’expression glacée de ses yeux, le pli mauvais de ses lèvres étaient purement abominables : comment pouvait-on tuer devant un photographe ? Comment pouvait-on faire abstraction d’une présence qui immortalisait sur pellicule un visage face à la mort ?

Lucie passa la photo à Péresse. Kashmareck posa un livre sur la table :

— Voici le bouquin d’où la photo est tirée. Il traite de la Shoah par balles. J’y ai retrouvé cette image, à la page 47. Sur la page d’après, tous les corps des femmes juives et de leurs enfants sont au sol, abattus d’une balle dans la tête.

Sharko feuilleta l’ouvrage et observa attentivement les clichés.

— Le génocide des juifs, dit-il.

Il pensait au livre qu’il avait lu dans l’avion. Une « hystérie collective criminelle ». Il ne pouvait s’agir d’un simple hasard. Szpilman était sur quelque chose en rapport avec les filles assassinées en Égypte.

Kashmareck manipulait une cigarette nerveusement. Il l’aurait bien fumée, là, maintenant. Il reprit la parole :

— Force est d’admettre que Wlad Szpilman a étrangement multiplié ses allers et retours à la bibliothèque, et là aussi ces dernières années. Chose curieuse, il n’empruntait jamais de livres et ne laissait donc aucune trace dans les listings. Comme pour ses connexions Internet. Un vrai fantôme.

Lucie intervint :

— J’ai vu des livres dans sa bibliothèque personnelle, des livres que les meurtriers ont dérobés. Ils traitaient des conflits majeurs de l’histoire. Les guerres, les génocides… Et il y en avait aussi sur l’espionnage… Je…

Lucie essaya de se rappeler. Elle n’avait pas précisément focalisé son attention sur les étagères bondées.

— … Je me souviens de noms comme… je ne sais plus, ça ressemblait à « artichaut ».

— Artichoke, corrigea Leclerc. Un programme de recherche de la CIA sur les techniques d’interrogatoire. Dans les années cinquante, il y eut pas mal d’expérimentations pas toujours reluisantes, comme l’hypnose, l’utilisation de drogues diverses, dont le LSD, pour induire une amnésie ou d’autres états seconds.

— Les années cinquante, répéta Lucie. Et le film date de 1955. Une coïncidence ? J’ai des images du film qui me restent en tête, notamment celles des pupilles dilatées de la fillette, comme si on lui avait injecté des drogues. Et aussi celles de ce taureau qui s’arrête net devant la gamine. Vous parlez de LSD, d’hypnose, pourrait-il s’agir de cela ? Et puis…

Elle fouilla dans sa pochette à élastiques et en sortit une photo, qu’elle poussa vers Leclerc :

— Voici la photo de la petite fille, tirée du film, avant l’attaque des lapins. Comparez-la à celle de ce soldat allemand. Regardez l’expression de leur visage, juste avant qu’ils tuent.

Leclerc mit les deux clichés en vis-à-vis.

— La même expression froide.

— Même regard, même haine, même envie de tuer… L’un a une trentaine d’années, et l’autre a tout juste sept ou huit ans. Comment cette gamine peut-elle avoir de tels yeux, alors qu’elle est si jeune ?

Un silence. Le chef de l’OCRVP fit circuler, la mine grave. Il en profita pour se remplir un gobelet d’eau à la bonbonne au fond de la salle et consulter son portable. Il revint en essayant de se donner une contenance, mais Sharko comprit qu’il n’était pas dans son assiette. Il se passait quelque chose avec Kathia.