— Autre chose, commandant Kashmareck ?
Le Lillois secoua la tête.
— La liste des appels de Szpilman de ces derniers mois n’a conduit à rien. On pense qu’il utilisait souvent Internet pour communiquer avec le Canadien. Mais pour le moment, nos équipes bloquent. Le Belge passait par un tas de systèmes qui rendent ses connexions complètement anonymes. Et ses mails ne révèlent rien qui semble concerner notre affaire.
Leclerc fit un bref mouvement de tête pour le remercier, et s’orienta vers son commissaire.
— À toi. L’Égypte…
Sharko se racla la voix et se mit à raconter son aventure là-bas. Évidemment, il omit de parler d’Atef Abd el-Aal, de l’épisode dans le désert et prétendit être remonté jusqu’à la piste des hôpitaux en interrogeant un proche de l’une des victimes. Il se rendit compte qu’il était encore incroyablement doué pour mentir.
Pendant son monologue, Lucie l’observa avec attention. Une vraie gueule, ce type, une carcasse comme on n’en faisait plus, avec des mains pleines de petites cicatrices, d’anciennes coupures au rasoir au niveau des joues et du menton, des tempes fortes et un nez qui avait dû être cassé de nombreuses fois. S’il n’avait pas été policier, il aurait pu être boxeur, catégorie mi-lourd. Pas vraiment un canon, mais Lucie lui trouvait du charme, et une force intérieure qui irradiait de son corps puissant.
— Ces filles avaient été frappées d’hystérie collective, conclut le flic. Et si vous regardez bien le film, c’est précisément ce qui s’est passé avec les fillettes et les lapins.
— Juste, admit Leclerc. Tu en penses quoi ?
Tous les regards convergeaient vers Sharko :
— Résumons… Années 1954, 1955, du côté de Montréal, sans doute : une pièce qui ressemble à une chambre d’hôpital. Des filles d’un côté, des lapins de l’autre. Une caméra pour filmer le phénomène… Et le phénomène se produit. Les gamines se mettent à massacrer les animaux dans un mouvement de folie. 1993, Le Caire. Une vague d’hystérie inexpliquée frappe l’Égypte tout entière, du nord au sud du pays. L’information circule dans les communautés scientifiques, partout à travers le monde. Un an plus tard, un tueur s’en prend aux jeunes filles frappées par la vague dans sa variante la plus agressive. Trois meurtres, trois cerveaux prélevés.
— Sans oublier les yeux, fit Lucie.
— Sans oublier les yeux… Enfin, année 2009, seize ans plus tard. Nous déterrons cinq cadavres qui datent d’environ six mois, un an. Tous abattus ou touchés par balles. Projectiles dans le torse, le crâne, tir par-devant ou par-derrière. Que vous suggère cette dernière scène ?
Lucie prit la parole :
— Des gens qui fuient dans tous les sens ? Eux aussi, frappés par une forme de folie ?
— Ou des gens qui essaient d’attaquer, à l’identique des gamines. Une attaque brève, instantanée, sans signe précurseur. On n’a d’autre choix que de les abattre et de cacher leurs corps.
Il se leva et s’appuya sur la table, les mains bien à plat.
— Imaginez un groupe de cinq hommes. Une vingtaine d’années, solides, en bonne forme physique. D’anciens drogués pour la plupart, mais ils ont arrêté de consommer. Les circonstances les y ont forcés. Prison, enfermement, stage disciplinaire. Ces individus ne viennent pas d’un milieu facile, ils présentent de nombreuses fractures anciennes, de celles qu’on se fait pendant des bagarres. Sans oublier les tatouages, marquant le besoin de se créer une identité, de se montrer fort ou d’appartenir à un clan. La présence d’un Asiatique souligne la diversité de leur groupe, et peut laisser supposer qu’ils ne se connaissaient pas, à la base. Ces hommes sont là, ensemble, quelque part. Ils sont surveillés par au moins deux autres hommes, armés de pistolets ou de fusils.
— Pourquoi deux ? l’interrompit Péresse.
— À cause de l’angle d’attaque des projectiles, et la disparité des impacts. Devant, derrière… Ensuite, quelque chose se met à déconner. Ces jeunes pètent les plombs et deviennent agressifs et incontrôlables. Comme les fillettes avec les lapins. Comme les jeunes victimes égyptiennes. Ils sont frappés d’hystérie collective.
Leclerc inspirait profondément.
— Une agressivité qui les aveugle. Ils voient rouge, comme… un taureau indomptable.
— Oui, c’est parfaitement ça, un taureau indomptable. Et pourtant, à en croire le film, on pense avoir réussi à le dompter, ce taureau. Mais ces hommes, on n’arrive pas à les dompter. On les somme d’arrêter, mais rien n’y fait. Alors, dans un mouvement de riposte, on leur tire dessus. Ceux qui surveillaient n’ont pas eu le choix. Ils les abattent ou les blessent. D’une façon ou d’une autre, nos tueurs — le profil cinéaste, le profil médecin — sont immédiatement au courant qu’une hystérie s’est encore manifestée. Alors ils se pointent et recommencent. Prélèvement des yeux et du cerveau. Ensuite, l’enterrement deux mètres sous terre…
— Donc, d’après toi, les tueurs des filles en Égypte et ceux de ces cinq hommes sont les mêmes ?
— Je le crois, même s’il y a une grosse différence avec le monde opératoire utilisé en Égypte : là-bas, les victimes étaient vivantes lors de ces actes barbares, il y a eu torture et mutilations post mortem. Ici, l’élimination était bien plus sommaire.
Kashmareck avait cassé sa cigarette en deux, à force de la tripoter.
— Qu’est-ce que les tueurs cherchent vraiment ?
— Je l’ignore encore, mais je crois que c’est lié à ces phénomènes d’hystérie collective. En tout cas, j’ai l’impression qu’on n’a pas affaire à des individus indépendants, isolés dans leur coin. Des gens ont financé Atef Abd el-Aal pour qu’il tue son frère, les corps de Gravenchon témoignent d’un grand professionnalisme.
Sharko fixa son chef :
— Au fait, si tu pouvais aussi lancer des recherches sur le terme de « syndrome E »… C’est le médecin du centre Salam qui m’en a parlé, en même temps que les hystéries collectives. Juste un terme dont il se rappelait, sans en connaître la signification.
Leclerc prit des notes rapidement.
— Très bien. Bon… Je vais rédiger le compte rendu de réunion. Les priorités sont : récupérer la liste du personnel des associations humanitaires présentes au Caire en mars 1994. Je peux m’en charger. Pour vous, commissaire Péresse, poursuivre la piste de traite des êtres humains, sait-on jamais.
— Très bien.
— Pour vous, commandant Kashmareck…
— Je continue à travailler avec les Belges. Et j’ai un sérieux crime de sang sur le dos, avec Claude Poignet. Mes équipes bossent à fond. Les congés n’arrangent rien.
— Parfait… (Il se tourna vers Sharko) Et toi…
Le commissaire regarda sa montre, puis hocha le menton vers Lucie.
— On se met en route pour Marseille. L’actrice du film est identifiée, elle s’appelle Judith Sagnol et elle aura sûrement des choses à nous raconter. Henebelle ? Tu nous en parles pour conclure ?
Lucie feuilleta son carnet de notes.
— Elle a aujourd’hui soixante-dix-sept ans. Elle habite Paris mais passe en ce moment du bon temps à l’hôtel Sofitel du Vieux-Port. Elle est la veuve et héritière d’un ancien avocat d’affaires devenu son mari en 1956, soit un ou deux ans après le tournage du film. Elle a joué dans quelques pornos des années cinquante et posé pour des photographes de nus, des calendriers et ce qu’on appelait des home movies, des films amateurs en 8 mm. D’après l’historien qui l’a identifiée, cette femme n’était pas une enfant de chœur, elle faisait des trucs sexuels assez osés dans les cercles fermés.