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— Cet historien a une idée sur le propriétaire du film ?

— Aucune. Il ignore d’où provient notre bobine et quel est le réalisateur. Elle reste, pour l’heure, un mystère complet.

Sharko se leva, reprenant sa pochette à élastiques et sa sacoche.

— Dans ce cas, on va espérer que Sagnol a encore sa mémoire.

34

En cette fin d’après-midi, le mistral soufflait fort, claque chaude qui déposait les embruns de la Méditerranée sur les visages hâlés. Sharko et Lucie descendaient la Canebière à pied, lunettes de soleil rafistolées et sacoche pour lui, petit sac à dos pour elle. À cette heure et époque de l’année, les abords du Vieux-Port devenaient inaccessibles en voiture, tant les touristes s’y amassaient. Les terrasses débordaient, les pointus et les yachts paradaient, l’air était à la fête.

Enfin, presque. Pas une seconde, durant leur trajet depuis Paris, les deux flics n’avaient discuté d’autre chose que de l’affaire. La bobine mortelle, le comportement paranoïaque de Szpilman, le mystérieux corbeau canadien… Un sac de nœuds inextricable, où les pistes, les déductions paraissaient incohérentes les unes par rapport aux autres.

Aussi, tous leurs espoirs de dénouer la pelote se reportaient à présent sur Judith Sagnol.

Elle logeait au Sofitel, un quatre-étoiles qui offrait une vue imprenable sur l’entrée du Vieux-Port et la Bonne Mère, magnifique basilique mineure de l’Église catholique. Devant l’établissement, palmiers, bagagistes, belles voitures. À la réception, l’hôtesse annonça aux deux journalistes que Judith Sagnol était partie faire une course, et qu’elle les priait de patienter au bar du luxueux établissement. Lucie jeta un œil à sa montre, l’air soucieux.

— Moins de deux heures avant le retour… Le dernier Paris-Lille est à 23 heures. Si on rate le TGV de 18 h 28 à Saint-Charles, je ne pourrai pas remonter dans le Nord.

Sharko prit la direction du bar.

— Ces gens-là aiment bien se faire attendre. Amène-toi, qu’on profite de la vue, au moins.

L’hôtesse vint les chercher aux alentours de 17 h 30 sur la terrasse de la piscine et les avertit que Mme Sagnol les attendait dans sa chambre. Lucie bouillonnait de colère. Elle partit s’isoler dans un coin, portable à l’oreille. La conversation avec sa mère fut moins problématique qu’elle ne le pensait : Juliette avait beaucoup mangé et son système digestif retrouvait un fonctionnement à peu près normal. Si tout continuait ainsi, elle sortirait le surlendemain. La fin du tunnel, enfin.

— Tu vas pouvoir te débrouiller jusqu’à demain ? demanda Marie Henebelle à sa fille.

C’était bien sa mère, ça. Lucie regarda en direction de Sharko, qui patientait seul à leur table.

— Ça va aller…

— Où vas-tu dormir ?

— Je vais m’arranger. Tu me passes Juliette ?

Elle échangea avec sa fille quelques mot familiers. Sourire aux lèvres, Lucie revint vers Sharko au moment où il sortait son portefeuille.

— Laissez, fit-elle. C’est pour moi.

— Comme tu veux… Sinon, j’avais le montant au centime près.

Elle régla la bière et le diabolo-menthe non sans grimacer : vingt-six euros et cinquante centimes, fallait pas se gêner… Ils se dirigèrent vers l’ascenseur.

— Comment va la petite ?

— Elle devrait sortir bientôt.

Le commissaire hocha lentement la tête, il réussissait presque à sourire.

— C’est bien.

— Vous avez des enfants ?

— Vraiment sympa l’ascenseur…

Ils n’échangèrent ni un mot ni un regard durant la montée. Sharko fixait les boutons qui s’allumaient progressivement, et sembla soulagé quand la porte s’ouvrit enfin. Ils remontèrent un long couloir feutré, toujours en silence.

Lucie reçut un choc lorsque Judith lui apparut dans l’embrasure. À presque quatre-vingts ans, la pin-up des années cinquante avait conservé ce regard sombre et pénétrant qu’elle affichait dans le film. Ses iris étaient d’un noir profond, ses cheveux ondulés couleur acier tombaient sur ses épaules nues et bronzées. La chirurgie esthétique avait fait des ravages, mais ne pouvait cacher le fait que cette femme avait, un jour, été belle.

Vêtue légèrement — simple robe de soie bleue, pieds nus aux ongles vernis d’un rouge cerise —, elle les invita sur la terrasse et fit monter une bouteille de champagne Veuve Clicquot. Les draps du lit étaient défaits, et Lucie remarqua la présence d’un sous-vêtement d’homme au pied d’une commode. Sans doute un gigolo dont elle se payait les services.

Une fois assise, Judith croisa les jambes à la manière d’une starlette fatiguée. Elle ne s’excusa pas pour son retard. Sharko n’y alla pas par quatre chemins, il montra sa carte tricolore.

— Nous ne sommes pas journalistes mais policiers. Nous sommes venus vous interroger au sujet d’un film ancien dans lequel vous avez tourné.

Lucie soupira discrètement, tandis que Judith esquissait un sourire narquois.

— Je me doutais bien. Les journalistes qui se sont intéressés à moi n’ont jamais existé…

Elle observa ses ongles manucurés quelques secondes.

— J’ai arrêté de tourner en 1955. Cela fait loin pour remuer d’anciennes histoires.

Sharko sortit un DVD gravé de sa sacoche et le posa sur la table.

— 1955, ça tombe bien. C’est au sujet du film gravé sur ce DVD. Ma collègue a récupéré la bobine d’origine chez un collectionneur du nom de Luc Szpilman. Ce nom vous dit quelque chose ?

— Rien du tout.

— J’ai remarqué la présence d’un lecteur de DVD et d’un écran dans le salon. Permettez-vous que nous vous montrions notre film ?

Elle toisa Sharko de la tête aux pieds, avec ce même regard arrogant qu’elle lançait au cameraman au début du fameux court métrage.

— Allons-y, vous ne me laissez pas vraiment le choix.

Judith glissa le disque dans l’appareil. Moins de dix secondes plus tard, le film démarra. Plan sur l’actrice, vingtaine d’années, rouge à lèvres sombre, tailleur Chanel, regard fixe vers l’objectif. Manifestement, le visionnage était désagréable à la septuagénaire. Une expression inquiète tendit ses traits. Après la scène de l’œil tranché, elle s’empara de la télécommande et enfonça le bouton Stop. Elle se releva prestement et partit se servir une flûte de champagne. Sharko et Lucie se regardèrent brièvement, puis la rejoignirent sur la terrasse.

La vieille voix claqua, sèche :

— Que voulez-vous ?

Sharko s’appuya sur le rebord de la balustrade, tournant le dos au port et aux plaisanciers qui lustraient leurs bateaux, en contrebas. Un soleil d’enfer lui tapait dans la nuque.

— C’était donc celui-là, votre dernier film ?

Elle acquiesça sans desserrer les lèvres.

— On est venus chercher des infos. Tout ce que vous pourrez nous dire sur ce tournage. Sur son but. Sur la fillette, les enfants et les lapins.

— De quoi parlez-vous ? Quels enfants ?

Lucie sortit une photo de la gamine à la balançoire et la lui tendit.

— Celle-ci. Vous ne l’avez jamais vue ?

— Non, non. Jamais… Fait-elle partie du film ?

Lucie rempocha son cliché avec un arrière-goût de déception. La partie mettant en scène Sagnol avait dû être tournée indépendamment des séquences concernant la gamine. Judith porta sa flûte à ses lèvres, but une petite gorgée puis reposa son verre, les yeux vides.

— Vous savez, j’ignorais, et j’ignore toujours la nature du film pour lequel Jacques m’avait sollicitée. Je devais tourner quelques scènes d’amour, et il me payait énormément pour cela. J’avais besoin d’argent, tous les rôles me convenaient. Ce que l’on faisait ensuite de ces images m’importait peu. Quand on exerce un métier comme le mien, il ne faut jamais se poser trop de questions.