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Elle hocha le menton vers la bouteille.

— Servez-vous. Il ne restera pas frappé longtemps, avec cette chaleur. Il fut un temps où il m’aurait fallu un mois de travail pour me payer une telle bouteille.

Sharko ne se fit pas prier. Il remplit deux flûtes et en tendit une à Lucie, qui le remercia du menton. Tout compte fait, un peu d’alcool ne lui ferait pas de mal, après les péripéties de ces derniers jours. Judith laissa lentement remonter les souvenirs.

— Jamais, plus jamais je n’aurais pensé revoir ces images…

— Qui était le réalisateur ?

— Jacques Lacombe.

Lucie s’empressa de noter l’information sur son carnet. Ils disposaient enfin d’une identité qui, à elle seule, justifiait leur déplacement vers la cité phocéenne.

— Je l’ai connu en 1948, il avait à peine dix-huit ans et de grandes idées plein la tête. À l’époque, il filmait les représentations de magie aux Trois Sous, une salle de spectacle parisienne, avec sa caméra ETM P16. Moi, j’habillais et maquillais les danseuses pour le cabaret.

Elle mima des gestes.

— Le rouge à lèvres vif, les perruques blondes, les robes noires en dentelle transparente, sans oublier la longue cigarette Vogue… C’était mon idée, la cigarette, vous le saviez ? Et cela a fait fureur dans ces années-là.

Ses yeux s’évadèrent une poignée de secondes.

— Avec Jacques, nous avons eu une belle histoire qui a duré un an. J’ai découvert un homme intelligent, en avance sur tout le monde. Grand, brun, des yeux où vous voyiez l’océan. Des airs à la Delon.

Elle but une gorgée de champagne sans sembler l’apprécier.

— Jacques était un véritable expérimentateur du cinéma, il sortait des marges. Pour lui, il y avait deux façons de voir un film : par le récit, le scénario, mais aussi et surtout par son support, que tous les cinéastes sous-exploitaient ou ignoraient complètement. Lui, il agissait sur la pellicule même, qu’il grattait, trouait, striait, rayait ou brûlait. La pellicule n’était pas seulement une surface sensible à impressionner, mais un territoire d’inscription qui pouvait faire transiter l’art. Vous l’auriez vu, face à sa pellicule. C’était comme s’il étreignait une femme.

Elle se sourit à elle-même.

— Jacques était influencé par les pratiques plus anciennes du cinéma graphique européen, telle la surimpression chez les cinéastes surréalistes, comme Luis Buñuel ou Germaine Dulac. D’ailleurs, la séquence de l’œil crevé du début est directement inspirée du film de Buñuel et Salvador Dali, Un Chien andalou… Une manière de marquer ses influences.

Lucie essayait de prendre un maximum de notes, mais la vieille dame débitait :

— Il fréquentait aussi les cercles de magiciens de façon plus intime. Houdini, pourtant décédé, le fascinait. Je me le rappelle, Jacques utilisait la caméra en augmentant le débit d’images pour décomposer les gestes des prestidigitateurs, percer leurs secrets. Il passait des heures, des journées, à disséquer ses rushes, enfermé dans son petit studio de Bagnolet. La pornographie aussi l’intéressait beaucoup, il décortiquait les plans, les mécanismes du plaisir provoqués par l’image. Il avait une science accrue du montage, à une époque où le matériel à disposition était très rudimentaire, et avait aussi inventé des systèmes de caches, à brancher sur l’optique. On lui devait d’innombrables mini-films expérimentaux, d’à peine quelques minutes, où il parvenait à emprisonner notre attention et démasquer notre propre rapport à la violence et à l’art. Chaque fois, j’étais subjuguée, choquée, bouleversée. Le public et le milieu, eux, se désintéressaient totalement de son talent et de son travail. Jacques souffrait beaucoup de ce manque de reconnaissance.

Lucie rebondit tout de suite, profitant de ce bon influx de souvenirs :

— Vous expliquait-il ses techniques ? Vous a-t-il déjà parlé d’images subliminales ?

— Non, il gardait toutes ses recherches secrètes. C’était sa chasse gardée. Aujourd’hui encore, sur certains de ses films que l’on a retrouvés, il a utilisé des procédés que même les cinéastes expérimentaux contemporains ne parviennent pas à comprendre.

— Ensuite ?

— Jacques s’est mis à aller mal, il n’arrivait pas à percer. Les producteurs le boudaient. Je l’ai vu boire quantité de vodka et marcher aux drogues dures pour essayer de tenir la route, travailler le jour comme la nuit. Il ne voulait plus de moi, on a rompu… J’en ai eu le cœur déchiré.

Elle tourna les yeux vers le large, observa un paquebot qui sortait du port, puis revint à la conversation.

— Du temps où nous nous fréquentions, il m’avait fait découvrir les arcanes du cinéma et connaître des personnes peu recommandables. J’étais plutôt bien fichue, la poitrine un peu creuse, à la Garbo, on adorait cela à l’époque. Alors, j’ai commencé à tourner dans des films érotiques pour gagner ma vie.

Elle soupira. Sharko avait bien décidé de profiter au maximum du champagne, il se resservit. Il estimait la flûte à une trentaine d’euros et chaque gorgée n’en était que meilleure.

— Un an plus tard, en 1950, Jacques partait pour la Colombie afin d’y tourner Les Yeux de la forêt, son seul et unique long métrage. Il avait réussi à lever un budget ridicule qui lui permettait à peine de louer le matériel et d’embaucher une petite équipe colombienne. Ce film l’a définitivement plombé. À cause de lui, Jacques a eu un tas d’ennuis avec la justice française et a manqué aller en prison.

— Jamais entendu parler de ce titre… Les Yeux de la forêt, vous dites ?

— Oui. Il n’est jamais sorti sur les écrans… entièrement censuré. Aujourd’hui, il est introuvable, toutes les bobines ont été détruites ou se sont volatilisées dans la nature. À moi, Jacques me l’avait montré, une fois le montage terminé… (Elle grimaça.) Il s’agissait d’un film de cannibales, l’un des tout premiers du genre, et il en était fier. Mais comment pouvait-il éprouver de la fierté pour une horreur pareille ? Je n’avais jamais vu un film aussi ignoble, dégoûtant, de ma vie.

La voix de Judith était devenue rocailleuse. Sharko vint s’installer à table, au côté de Lucie.

— Pourquoi ces ennuis avec la justice ?

— Les Yeux de la forêt a demandé des semaines de tournage en pleine jungle, sous la pluie, la chaleur, les attaques d’insectes. Les équipes étaient totalement coupées du monde. Autrefois, les conditions de tournage n’étaient pas aussi confortables qu’aujourd’hui. On partait avec les caméras, le matériel et les tentes sur les épaules. Certains Colombiens de l’équipe ont même attrapé des maladies, là-bas, à ce que Jacques m’a raconté. Paludisme, leishmaniose…

— Et donc, le rôle de la justice là-dedans ?

Elle plissa le nez, dévoilant des dents aussi parfaites que fausses.

— Dans le dernier tiers du film, on voyait une femme empalée sur un piquet, par la bouche et l’anus. C’était une séquence… abominable, d’un tel réalisme ! Jacques a dû prouver devant la cour que son actrice colombienne était encore en vie, et montrer comment il avait réalisé le trucage.

Elle se servit à nouveau du champagne. Elle semblait maintenant très perturbée. Sharko voyait désormais en elle un oisillon fripé, une vieille femme qui voulait empêcher le temps de passer, sans réellement y parvenir.