Il tira la langue, et y déposa la dernière goutte d’eau de sa bouteille.
— Putain de chaleur !
Le jeune écrasa le récipient dans sa paume, sur les nerfs.
— Écoutez, commissaire, si on levait le camp d’ici ? Ça fait des heures que je poireaute, et j’ai besoin de fraîcheur. On pourrait discuter en route, je dois monter avec vous de toute façon.
Sharko sonda une dernière fois l’endroit. Pour l’instant, il n’y avait plus rien à voir, à découvrir. Les photos de la scène de crime, les gros plans ou les clichés aériens des environs, s’il y en avait, lui parleraient sans doute davantage.
— Les corps présentaient d’autres particularités ? Est-ce qu’on leur avait arraché les dents ?
Un silence. Le jeune inclina la tête, stupéfait.
— Vous avez raison. Plus de dents. Et on leur avait coupé les mains, aussi. Comment vous…
— Aux cinq ?
— Je crois, oui. Je… Excusez-moi…
Il disparut du champ de vision de Sharko. Petite journée éprouvante pour lui, assurément. Le commissaire longea lentement la tranchée. Il les voyait, au loin, les deux zigotos de la télé, qui zoomaient vraisemblablement sur lui. Ils s’effacèrent discrètement, vers leur véhicule de location. Le flic resta là, seul, et fixa le lieu vide. Il les imagina, à cinq, empilés… L’un d’eux avait été écorché en partie, pourquoi ? Avait-il eu droit à un traitement de faveur ? Avant, après sa mort ? Toutes les questions inhérentes à la scène de crime arrivaient sur ses lèvres. Les victimes se connaissaient-elles ? Fréquentaient-elles leur assassin ? Étaient-elles mortes en même temps ? Dans quelles conditions ?
Sharko ressentit le tout premier frisson de l’enquête, le plus excitant. Ici, ça puait la mort, l’essence des bulldozers, l’humidité, mais il se surprit à encore aimer ces odeurs nauséabondes. Il fut un temps où il se shootait à l’adrénaline et aux ténèbres. Où il ne comptait pas ses retours au milieu de la nuit, tandis que Suzanne dormait seule sur le canapé, recroquevillée et en larmes.
Il haïssait cette période passée autant qu’il la regrettait.
Plus loin, il trouva une échelle de chantier, adossée à la paroi, et put remonter facilement. Une route goudronnée passait, à une trentaine de mètres de la tranchée. Certainement celle qu’avaient empruntée le ou les assassins pour y déposer les corps. La PJ de Rouen avait dû lancer l’enquête de proximité, commencer à interroger le personnel d’usine, au cas où. Mais vu l’endroit, il fallait s’attendre à faire chou blanc.
Là-bas, Lucas Poirier était assis au bord de la Seine, portable à l’oreille. Il téléphonait sûrement à sa femme pour lui dire que ce soir, il risquait de rentrer tard. Bientôt, il ne l’appellerait même plus, ses absences trop longues feraient partie du métier. Et des années plus tard, il se rendrait compte qu’en définitive, ce job, c’était apprendre à vivre seul avec ses démons, à boire des coups sur un vieux zinc miteux et à dégueuler sa rancœur tellement on n’en pouvait plus. Dans un soupir, Sharko lui signifia qu’il se mettait en route. Le Rouennais raccrocha, puis courut pour le rejoindre.
— Alors, pour les dents ? Comment vous avez su ?
— Une vision. Je suis profiler, ne l’oubliez pas.
— Vous déconnez, commissaire…
Sharko le gratifia d’un sourire sincère. Il aimait la naïveté de ces mômes, elle prouvait qu’il existait encore quelque chose de pur en eux, une lueur qu’on ne trouvait plus chez les vieux briscards, ceux qui avaient déjà tout vu.
— L’auteur de l’acte a dénudé ses victimes, il a choisi un sol très meuble et humide, proche de l’eau, pour que la décomposition soit rapide. Malgré l’isolement de cette zone qui est sûrement non constructible, il a quand même eu peur qu’on les découvre, c’est pour cela qu’il a creusé si profond. Alors, avec toutes ces précautions, il n’aurait certainement pas laissé des cadavres identifiables. De nos jours, des spécialistes sont capables de relever des empreintes digitales même sur des corps parcheminés. Le tueur le savait peut-être, il y est allé à la brutale. Sans dents, sans mains, ces morts resteront anonymes.
— Pas tout à fait anonymes. On va récupérer leur ADN.
— L’ADN, ouais… On peut toujours y croire.
Ils montèrent dans la voiture, Sharko mit le contact et démarra.
— Pour ma chambre d’hôtel, qui je dois appeler ? Je sais que je me répète, mais j’en voudrais une grande, avec une baignoire.
6
Ludovic Sénéchal habitait derrière l’hippodrome de Marcq-en-Barœul, une ville discrète accolée à Lille. Coin tranquille, maison individuelle style « contemporain » en briques, jardin suffisamment petit pour ne pas y passer son samedi à tondre le gazon. Lucie leva les yeux vers la fenêtre de l’étage, un sourire en coin. C’était dans cette petite chambre coquette qu’ils avaient fait l’amour, la première fois. Une espèce de soirée Meetic, livrée en kit. On se rencontre pour de faux, puis pour de vrai, on couche ensemble et après on voit.
Elle avait vu. Ludovic était un homme bien sous tous les rapports — sérieux, attentionné, affublé d’un tas d’autres adjectifs luminescents — mais il manquait sérieusement de panache. Vie pépère, à visionner des films, couler ses journées à la sécurité sociale et encore visionner des films. Sans oublier une sérieuse tendance à broyer du noir. Elle l’imaginait mal comme le futur père de ses jumelles, celui qui irait les encourager aux compétitions de danse ou roulerait à vélo avec elles.
Lucie enfonça la clé dans la serrure, mais remarqua que la porte n’avait pas été verrouillée. Il était facile d’en deviner la raison : dans la panique, Ludovic avait tout laissé en plan. Elle pénétra à l’intérieur de l’habitation, tourna le verrou derrière elle. C’était vaste et beau, moderne, il y avait ici l’espace qui lui manquait à elle et ses filles. Un jour, peut-être…
Elle se rappelait l’emplacement de la cave. Les séances de cinéma, avec la bière et le pop-corn soufflé à la poêle, avaient quelque chose de mémorable, d’intemporel. En avançant dans le hall, elle découvrit des objets brisés ou renversés. Elle imaginait très bien Ludovic remonter à tâtons d’en bas, complètement aveugle, et se cogner partout avant de réussir à la joindre.
Lucie descendit la volée de marches qui l’amena dans le ciné pocket. Depuis l’année dernière, rien n’avait bougé. Moquette rouge sur les murs, odeur de vieux tapis, ambiance seventies… Cela avait son charme. Devant elle, l’écran perlé palpitait sous la lumière blanche du projecteur. Henebelle poussa la porte de la minuscule cabine où régnait une chaleur de four, à cause de la puissante lampe au xénon. Un bourdonnement massif emplissait l’espace, la bobine réceptrice tournait inutilement, l’extrémité de la pellicule claquait dans l’air à chaque rotation. Sans réfléchir, Lucie appuya sur le gros bouton rouge du boîtier d’alimentation, un mastodonte de soixante kilos. Les ronflements cessèrent enfin.
Elle pressa un interrupteur, un néon scintilla. Dans le petit local, les galettes vides, des magnétophones, des affiches s’entassaient en désordre. C’était bien la griffe de Ludovic, un bordélique organisé. Elle essaya de se rappeler les manœuvres pour charger un film : inverser les bobines débitrices et réceptrices en enfilant leurs axes sur les bras du projecteur, bloquer avec des tirettes, appuyer sur « moteur », mettre en contact les encoches de la pellicule avec les dents du débiteur… Avec tous ces boutons devant elle, l’opération était plus compliquée qu’il n’y paraissait, mais Lucie parvint à démarrer l’engin, au petit bonheur la chance. Par la magie de la lumière et de l’œil, la succession d’images fixes allait se transformer en un mouvement parfait. Le cinéma était né.