— Il n’était pas revenu lui-même de ce maudit pays, il avait changé. Comme si la jungle et ses ombres avaient conservé leur emprise sur lui. Jacques avait tourné avec des sauvages, des tribus qui voyaient des êtres civilisés pour la première fois de leur existence. Je me suis souvenu toute ma vie de l’un des nombreux plans-chocs du film : ces têtes alignées au bord d’une rivière, et plantées sur des piquets. Dieu seul sait ce qui s’est réellement passé là-bas, au fin fond de ce pays de sauvages…
Elle se frottait les bras, comme saisie par le froid.
— L’échec de ce film a été un nouveau coup dur pour Jacques. Du jour au lendemain, il a disparu du paysage cinématographique français. Lui et moi, nous gardions le contact, nous étions restés amis et j’ai toujours eu l’espoir de le reconquérir. Mais au bout de quelques mois, j’ai commencé à ne plus avoir de nouvelles. Un jour, je me suis rendue à son studio. Jacques avait embarqué tout son matériel, ses films. Son plus fidèle assistant m’a dit qu’il était parti pour les États-Unis, comme ça, du jour au lendemain.
— Vous savez pourquoi ?
— C’est flou. Son assistant était persuadé qu’il avait un projet sérieux là-bas. Quelqu’un avait visionné ses films, et voulait travailler avec lui. Mais on n’en a jamais appris davantage. Plus personne n’a su ce qu’il était vraiment devenu.
— Plus personne, sauf vous…
Elle hocha la tête, les yeux vides.
— 1954, trois ans plus tard. Aucune nouvelle, et soudain, j’ai reçu un appel. Jacques me demandait de venir à Montréal, il avait quelques journées de travail pour moi, et il me payait royalement. Moi, je trimais. C’était l’époque où je retirais davantage de vêtements devant une caméra que dans la vie privée, tout cela pour gagner trois fois rien. Tourner nue ne m’a jamais gênée, au contraire, je me disais que c’était un bon moyen de devenir une star, mais vous savez bien, les illusions perdues… Je reproduisais l’échec de Jacques, je n’arrivais pas à tourner ailleurs que dans des films minables, pour des types avec des couilles plus grosses que le ventre. Alors, sans aucune hésitation, j’ai accepté, j’avais besoin d’argent. Et c’était aussi pour moi une occasion de le revoir, qu’on se retrouve, peut-être ? Je lui ai demandé de m’envoyer le scénario, il m’a dit que ce n’était pas nécessaire. Je me suis jetée à l’eau, à l’aveugle. Il m’a versé la moitié de la somme, a payé mon voyage, et me voici au Canada…
L’inquiétude ne la quittait plus. Les deux flics étaient scotchés à ses lèvres. Lucie en avait oublié de prendre des notes. Judith se laissait piéger par le champagne, son expression variait entre la colère, la tendresse, la peur. Tout remontait à la surface, après plus de cinquante ans au fond du trou.
— Quand je pose le pied sur le sol canadien, je comprends immédiatement que j’ai fait une erreur. Jacques a un regard que je n’ai plus jamais revu chez un homme. Lubrique, froid, indifférent. Il a le crâne presque rasé, l’air d’un sale type. Il ne me serre même pas dans ses bras, moi, celle avec qui il a passé tant de nuits. Il m’emmène sur le lieu du tournage, sans me donner la moindre explication sur ses longues années d’absence, sur sa carrière. Nous arrivons dans de vieilles usines de tissus, complètement abandonnées, du côté de Montréal, j’ignore où précisément. Il n’y a que lui, sa caméra, son matériel, et des individus gantés, vêtus de noir. Je ne vois pas leurs visages, ils sont cagoulés. Il y a aussi des matelas, de la nourriture pour plusieurs jours. La pièce est aménagée au fond d’un entrepôt… Je comprends que je vais passer mes journées, mes nuits dans cet endroit lugubre. Et là, j’entends sa voix. « Tu te fous à poil, Judith, tu danses et tu te laisses faire. » C’était l’automne, j’avais froid, peur, mais j’ai obéi. J’étais payée pour. Cela a duré trois jours. Trois jours d’enfer. Vous avez vu les scènes de sexe dans le film, je suppose, vous connaissez la suite…
— Nous n’avons pas vu les scènes dans leur intégralité, corrigea Sharko. Juste des images fixes, et cachées. Des images subliminales.
La vieille femme avala sa salive difficilement.
— Encore l’un de ses tours de passe-passe…
Le commissaire se pencha vers l’avant.
— Parlez-nous des autres séquences. Vous, nue dans ce champ, étalée dans l’herbe, comme morte.
Judith se raidit.
— C’était la deuxième grosse partie du tournage : je devais rester allongée, immobile et nue, dans une pâture, proche des usines. Dehors, il faisait à peine cinq degrés. Deux hommes, parmi ceux qui m’avaient fait l’amour, ont maquillé mon ventre d’une plaie écœurante. Mais quand je me couchais dans l’herbe, je tremblais, j’avais froid et claquais des dents. Jacques était en colère devant mon incapacité à ne pas bouger. Il a sorti une seringue de sa poche, et m’a demandé de tendre le bras. Il… (Elle porta une main à sa bouche.) Il m’a dit que ça m’éviterait d’avoir froid et de trop bouger… Puis que ça dilaterait mes pupilles, aussi, comme un vrai cadavre.
— Vous l’avez fait ?
— Oui. Je voulais le reste de la somme due, j’avais fait le voyage et je voulais satisfaire Jacques. On avait vécu ensemble, je croyais le connaître. Quand il m’a piquée, je me suis immédiatement sentie déconnectée du monde, je n’avais plus froid et j’étais presque incapable de bouger. On m’a couchée dans l’herbe.
— Avez-vous une idée du produit injecté ?
— Je crois qu’il s’agissait de LSD. Bizarrement, ces trois lettres dont j’ignorais à l’époque la signification me revenaient en tête chaque fois que je repensais à cette scène, des semaines plus tard. Il les avait sans doute prononcées pendant que j’étais dans les vapes.
Les yeux des flics se rencontrèrent. LSD… La drogue expérimentale utilisée pendant le programme Artichoke, sujet de l’un des livres dérobés chez Szpilman.
— … Jacques a toujours aimé le réalisme, la perfection. Le maquillage ne lui suffisait pas, alors…
Judith se redressa et souleva brusquement le bas de sa robe, dévoilant sans complexe sa nudité. Son ventre bronzé était lardé de cicatrices blanchâtres, qui donnaient l’impression de petites sangsues sous sa peau. Sharko se recula sur sa chaise dans un soupir, tandis que Lucie restait immobile, la bouche crispée. Voir ce corps usé et pétri de souffrances passées, sous le soleil marseillais, avait quelque chose de sinistre.
Judith lâcha le tissu, qui retomba jusqu’à ses genoux.
— Pendant les lacérations, je ne sentais pas la douleur, je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait, j’avais comme… des hallucinations. Jacques a filmé ainsi des heures et des heures, ajoutant de nouvelles entailles. Elles étaient superficielles, le sang ne coulait pas, alors il les amplifiait avec le maquillage. Il y avait quelque chose d’effroyable dans ses yeux, pendant qu’il me tailladait. Alors j’ai compris…
Les flics gardèrent le silence, l’incitant à poursuivre.
— J’ai compris que cette actrice colombienne, il l’avait vraiment tuée. Il était allé au bout, c’était évident.
Sharko et Lucie se regardèrent brièvement. Judith était au bord des larmes.
— J’ignore de quelle façon il s’est débrouillé avec la justice française, il a dû présenter un sosie de cette pauvre femme et ils n’y ont vu que du feu. Mais en ce qui me concerne, il n’a pas menti. Cet argent, il me l’a réellement donné.
Lucie serra davantage son crayon. Jacques Lacombe paraissait aisé puisqu’il avait grassement payé Judith. S’il avait réussi à imposer son cinéma aux États-Unis, à s’enrichir quelque peu, que fichait-il au fond d’entrepôts miteux du Québec, à tourner des scènes infernales ?