— De retour en France, j’étais amochée, mais j’avais de quoi vivre décemment et sortir la tête de l’eau. J’ai eu la chance de rencontrer un homme bon par la suite, qui avait vu mes films et m’a aimée malgré tout.
Lucie parla d’une voix douce. En dépit de toute sa richesse, cette femme lui faisait pitié.
— Et vous n’avez jamais rien dit à la police ? Vous n’avez jamais porté plainte ?
— À quoi bon ? Mon corps était bel et bien fichu, et je n’aurais même pas eu l’autre moitié de l’argent. J’aurais tout perdu.
Le commissaire fixa Judith dans les yeux.
— Savez-vous pourquoi il tournait ces scènes, madame Sagnol ?
— Non, je vous ai dit que j’ignorais le contenu de…
— Je ne vous parle pas du contenu du film. Je vous parle de Jacques Lacombe. Jacques Lacombe, qui vous rappelle, vous, après plusieurs années sans nouvelles. Jacques Lacombe, qui se penche sur vous pour vous mutiler. Jacques Lacombe, qui vous filme dans les positions les plus provocantes… Pourquoi construire un film avec de telles scènes ? Quel en était le but, selon vous ?
Elle réfléchit. Ses doigts trituraient le gros saphir qu’elle portait au majeur.
— Pour nourrir les âmes perverses, commissaire…
Elle se perdit dans un long silence, avant de reprendre :
— Leur offrir le pouvoir, le sexe et la mort à travers le cinéma. Jacques ne voulait pas seulement provoquer ou choquer par l’image. Il a toujours souhaité que l’image agisse sur le comportement humain, c’était le but même de son œuvre. C’est sans doute pour cela qu’il s’est tant intéressé à la pornographie… Car un homme qui visionne un film porno, que fait-il ?
De la main, elle mima un geste sans ambiguïté.
— L’image agit directement sur ses pulsions, sa libido, l’image le pénètre et lui dit d’agir. Voilà, au fond, ce que désirait Jacques. Là-bas, il parlait toujours d’un drôle de truc quand il suggérait le pouvoir de l’image…
— Quel truc ?
— Le syndrome E. Oui, c’est cela, le syndrome E.
Sharko sentit sa poitrine se resserrer. C’était la deuxième fois que le terme revenait, et toujours dans ces circonstances sinistres.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je n’en sais strictement rien. Il répétait toujours cela. Le syndrome E, le syndrome E… Comme s’il s’agissait d’une obsession. Une quête inaccessible.
Lucie nota l’expression et l’entoura, avant de revenir à Judith :
— Aviez-vous l’impression que Lacombe travaillait avec un autre collaborateur ? Un médecin, ou un homme de science ?
Elle acquiesça.
— Un homme est aussi venu me voir, un médecin, oui, sans aucun doute. Il fournissait les seringues de LSD. Les deux se connaissaient très bien, ils étaient complices.
Le cinéaste, le médecin… Ça correspondait au profil des meurtres au Caire, à ceux de Claude Poignet, aussi. Luc Szpilman avait parlé d’un homme de trente ans environ, il ne pouvait en aucun cas s’agir de Lacombe, qui aurait été bien trop âgé aujourd’hui. Qui alors ? Un obsédé de son œuvre ? Un héritier de sa folie ?
— … Mais tout est loin, bien trop loin pour que je vous en dise davantage. Cela s’est passé voilà un demi-siècle, et tout ce qui eut lieu là-bas est fragmenté dans ma tête. Quand on sait aujourd’hui les dégâts qu’a causés cette saloperie de LSD, j’ai de la chance d’être encore en vie.
Sharko vida sa flûte et se leva.
— Nous aimerions que vous visualisiez tout de même ce film dans son intégralité, au cas où certains détails vous reviendraient en mémoire.
Elle approuva mollement. Les flics la sentaient bouleversée.
— Qu’a-t-il fait, Jacques, pour qu’après cinquante-cinq ans, vous vous intéressiez à lui ?
— Nous l’ignorons encore, malheureusement, mais une enquête autour de cet étrange film est en cours.
Une fois le visionnage terminé, Judith expira longuement. Elle s’alluma une cigarette longue, au bout d’un porte-cigarette, et expira un volute de fumée.
— C’est tout lui, cette manière de filmer, cette obsession des sens, ce jeu avec les caches, la lumière, et cette ambiance poisseuse. Arrangez-vous pour visualiser ses courts métrages, les crash movies, et vous comprendrez.
— Nous le ferons. Ce film ne vous suggère rien d’autre ? Les décors, les visages de ces enfants.
— Non, non, désolée.
Elle paraissait sincère. Sharko sortit une carte vierge de son portefeuille, sur laquelle il nota son nom et son numéro de téléphone.
— Au cas où d’autres détails vous reviendraient.
Lucie lui tendit également sa carte.
— N’hésitez surtout pas.
— Jacques est-il toujours en vie ?
Sharko lui répondit du tac au tac.
— Le savoir et le retrouver sont désormais notre priorité.
35
En sortant du taxi ils sprintèrent vers la gare. La circulation et la chaleur étaient toujours aussi infernales. Lucie fonçait, Sharko suivait, le pas plus lourd, mais il suivait quand même. Pas d’assassin à interpeller, pas de course poursuite ou de bombe à désamorcer, juste le TGV de 19 h 32 à attraper.
Ils montèrent dans le train à 19 h 31. Dix secondes plus tard, le chef de quai sifflait. L’air climatisé soufflé dans les wagons donna enfin de l’oxygène aux deux policiers. Haletants, ils se dirigèrent immédiatement vers la voiture-bar, commandèrent une boisson bien fraîche en s’épongeant le front avec une serviette en papier. Sharko récupérait à peine.
— Une semaine… avec toi, Henebelle, et je… perds cinq kilos.
Lucie descendait son jus d’orange en déglutissant bruyamment. Elle prit enfin le temps de respirer, passant une main dans sa nuque trempée.
— Surtout si… si vous venez courir avec moi à… à la Citadelle de Lille. Dix kilomètres, le mardi et le vendredi.
— Je courais aussi, avant. Et je te garantis que… que j’aurais tenu la distance.
— Vous n’étiez pas si mal, ce soir.
Les cœurs retrouvaient leur rythme normal. Sharko claqua sa canette de Coca vide sur le bar.
— Allons nous installer.
Ils s’assirent à leur place. Après quelques minutes, Lucie fit un court bilan, les yeux rivés sur ses notes. Dans sa tête, la mer et le soleil de Marseille étaient déjà loin.
— Une expression est donc revenue : le syndrome E. Vous ne savez absolument pas de quoi il s’agit ?
— Non.
— En tout cas, on possède désormais une identité et non des moindres : Jacques Lacombe.
— Un médecin, un cinéaste… La science, l’art…
— L’œil, le cerveau… Le film, le syndrome E.
Sharko se frotta longuement le menton, pensif.
— Nous devons nous mettre en contact avec la Sûreté du Québec. On doit comprendre qui est ce Jacques Lacombe, ce qu’il est allé faire aux États-Unis et à Montréal. On doit remonter jusqu’à ces enfants. Ils sont la clé, et ils doivent encore être vivants, non ? Il y a forcément des traces, quelque part. Des gens qui pourront raconter. Comprendre, comprendre, comprendre…
Les mots étaient comme un sombre avertissement au fond de sa gorge. Avec ses doigts, il grattait le siège de devant. Il suspendit son geste quand il remarqua que Lucie le regardait curieusement.
— Il semblerait que le terrain vous rattrape sérieusement, dit-elle.
Sharko serra les mâchoires, puis tourna la tête vers le milieu de l’allée. Lucie sentait qu’il ne souhaitait pas revenir en arrière dans sa vie, alors elle se tut et pensa à leur affaire. La voix rauque de Judith Sagnol résonnait dans sa tête, inlassablement. Jacques Lacombe avait fabriqué ce film pour nourrir les âmes perverses, avait-elle confié. Un moyen pour le cinéaste d’exprimer sa folie et de l’immortaliser. Quel monstre avait été Lacombe ? Quel animal était-il devenu, dans la jungle colombienne ? Qui avait-il entraîné dans son sillage, pour qu’aujourd’hui encore, on assassine afin de récupérer son « œuvre » ? Avait-il réellement tué et décapité des gens en Amazonie, pour les besoins de son film ? Jusqu’où était-il allé dans l’horreur et la folie ?