Le paysage défila, montagneux lorsque le TGV laissa à sa droite les contreforts alpins, puis monotone au-delà de Lyon. Lucie somnolait à moitié, portée par le lent bercement du mastodonte d’acier qui fendait la campagne. À plusieurs reprises, dans des moments de lucidité, elle surprit Sharko en train de fixer les sièges vides, dans l’autre rang, et murmurer des choses qu’elle ne comprenait pas. Il transpirait de façon anormale. Il se leva au moins cinq ou six fois durant le trajet, direction les toilettes ou la voiture-bar, pour ne réapparaître que dix minutes plus tard, parfois en colère, parfois apaisé, s’épongeant le front et la nuque avec un mouchoir en papier. Lucie faisait toujours mine de dormir.
Arrivée en gare de Lyon, 23 h 03. La nuit était tombée, les visages s’étiraient sous la fatigue, un air poisseux s’infiltrait dans le bâtiment, chargé des relents de la ville. Le premier train pour Lille était le lendemain, à 6 h 58. C’est long huit heures, quand on n’a rien à faire, nulle part où aller. Les pensées de Lucie vagabondaient. Hors de question de traîner dans le Paris nocturne. D’un autre côté, elle se sentait gênée de débarquer à l’hôtel, avec son ridicule petit sac à dos, sans la moindre affaire de rechange. Cependant, un deux-étoiles était bien la meilleure solution. Elle se retourna vers Sharko pour le saluer, mais il ne se trouvait plus à ses côtés. Il s’était arrêté, dix mètres en arrière, et écartait les mains devant lui, le visage plissé en oblique vers le sol, lançant des œillades vers Lucie, lui donnant l’impression d’être le sujet d’une conversation houleuse. Il sourit finalement, fouettant l’air de ses doigts comme s’il tapait dans la main de quelqu’un. Lucie s’approcha.
— Mais qu’est-ce que vous faites ?
Il fourra ses mains dans ses poches.
— Je négociais… (Son regard rayonnait.) Écoute, tu n’as nulle part où aller. Je t’héberge pour la nuit, j’ai un grand canapé, certainement plus confortable qu’un lit égyptien.
— Je ne connais pas les lits égyptiens, et je ne voudrais surt…
— Tu ne m’ennuies pas. C’est à prendre ou à laisser, là, maintenant.
— Dans ce cas, je prends.
— Très bien. Et maintenant, essayons d’attraper le RER, avant qu’il soit trop tard.
Et il se mit à marcher vers les tunnels. Avant de le suivre, Lucie se retourna une dernière fois vers l’endroit où il se tenait seul, quelques secondes plus tôt. Sharko, qui la remarqua, sortit les mains de ses poches et lui montra son portable en souriant.
— Quoi ? Tu croyais quand même pas que je parlais tout seul ?
36
Suite au coup de téléphone dans la gare, Lucie s’attendait à tomber sur l’épouse du commissaire lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement. Durant tout le trajet en RER, elle avait essayé d’imaginer quel genre de femme pouvait coller à un homme de son envergure. Avait-elle la carrure, le caractère du dompteur face au lion, ou au contraire était-elle docile, douce, prête, chaque soir, à se prendre de plein fouet la tension que les flics accumulaient lors de leurs interminables journées ?
Cependant, après que le commissaire eut ouvert la porte, Lucie comprit qu’il n’y avait personne pour les accueillir. Pas âme qui vive. Sharko se déchaussa avant d’entrer. Lucie s’apprêtait à l’imiter.
— Non, non, avance avec tes chaussures. C’est juste une habitude. J’ai beaucoup d’habitudes dont je ne parviens pas à me défaire, et qui me compliquent fichtrement la vie. Mais que veux-tu, c’est ainsi.
Il referma et tourna tous les verrous. D’un coup d’œil, Lucie nota qu’il ne s’agissait pas vraiment de l’appartement d’un homme seul : plusieurs touches de féminité, des plantes grasses un peu partout, une paire de hauts talons assez rétros, dans un coin. Mais il y avait un seul couvert sur la table du salon, déjà installé pour un repas face au mur. Elle songea alors au film de Luc Besson, Léon. Quelque part, Sharko dégageait la même tristesse que le tueur à gages, mais aussi une incompréhensible sympathie qui donnait envie de creuser davantage le personnage.
Les photos d’une belle femme, de vieux clichés jaunis plaqués dans des cadres, lui confirmèrent que le flic était probablement veuf. Quel homme divorcé garderait son alliance ? Plus en retrait, contre le mur, s’étalaient d’autres clichés. Des dizaines de rectangles en papier glacé se chevauchaient sur un pêle-mêle, représentant une petite fille, de la plus tendre enfance à cinq ou six ans. Sur certaines prises de vue, ils étaient trois : lui, la femme, la gamine. La mère souriait, mais Lucie ne sut expliquer pourquoi, elle perçut une absence dans ce regard féminin. Partout, Sharko serrait les deux êtres contre lui, si fort que leurs joues s’écrasaient les unes contre les autres. Lucie ressentit alors un frisson, comme si, brutalement, elle avait deviné : il était arrivé quelque chose à la famille de Sharko. Un drame horrible, innommable.
— Je t’en prie, installe-toi, dit le commissaire. Je crève de soif… Une bière bien fraîche, ça te branche ?
Il parlait depuis la cuisine. Un peu perturbée, Lucie posa son sac à dos sur le tapis et s’avança dans la pièce. Un grand salon, presque trop vide. Elle remarqua de la sauce cocktail et des marrons glacés sur une table basse, puis l’ordinateur, dans un coin.
— Tout ce qui est frais me conviendra, merci… Dites, vous avez Internet ? J’aimerais lancer une recherche sur Jacques Lacombe et le syndrome E.
Sharko revint avec les deux canettes et lui en tendit une. Il posa la sienne sur la table basse, puis lança un curieux regard sur le côté.
— Excuse-moi.
Il disparut dans le hall. Dix secondes plus tard, Lucie perçut des sifflements, puis de petits raclements, identiques à ceux qu’elle venait d’entendre dans le TGV pendant trois heures trente. Des trains miniatures, elle en aurait mis sa main au feu… Sharko réapparut et s’installa dans un fauteuil, imité par Lucie. Il vida la moitié de sa canette comme si de rien n’était, d’un trait.
— Il est minuit passé. Mon chef a déjà branché quelqu’un sur le syndrome E. Ces recherches, tu les feras demain.
— Pourquoi perdre du temps ?
— Tu ne perds pas du temps. Tu en gagnes, au contraire. Pour dormir, penser aux tiens et te dire que la vie existe aussi en dehors du travail. Ça paraît simple, non ? Mais quand tu t’en rends compte, il ne te reste plus que de vieilles photos.
Lucie marqua un silence.
— Je tire beaucoup de photos aussi, histoire de garder les traces du temps… On en revient à l’image, encore et toujours. L’image, comme moyen de véhiculer des émotions, de pénétrer l’intimité de chacun. (Elle hocha le menton vers le pêle-mêle.) Je vous comprends mieux à présent. Je pense savoir pourquoi vous êtes comme ça.
Sharko terminait déjà sa bière. Il avait envie de se laisser aller, de flotter et d’oublier la rudesse de ces derniers jours. Le visage carbonisé d’Atef Abd el-Aal, les bidonvilles du Caire, les abominables cicatrices en forme d’œil sur la peau fripée de Judith Sagnol… Trop, bien trop de ténèbres.