— Comment, « comme ça » ?
— Froid, distant de prime abord. Le genre de type dont on se dit qu’il vaut mieux l’éviter. C’est seulement lorsqu’on fouille un peu qu’on se rend compte qu’il y a un cœur derrière la carapace.
Sharko serra fort sa canette vide.
— Et ces photos, que te racontent-elles ?
— Beaucoup de choses.
— Quoi par exemple ?
— Êtes-vous sûr de vouloir entendre ?
— Montre-moi ce que tu vaux, lieutenant Henebelle…
Lucie accepta le défi d’un regard. Elle leva sa canette devant elle et orienta son bras vers la porte.
— Il faut s’intéresser à leur position, d’abord. Elles sont bien en évidence dans votre salon, orientées vers l’entrée. Pourquoi pas la chambre, ou un endroit plus intime ?
Elle hocha le menton vers une poubelle de la cuisine, d’où dépassaient deux cartons et des restes de pizza.
— Quand un livreur ou un étranger sonne, vous ouvrez la porte légèrement, avec le compte exact de ce que vous devez dans votre main. Vous ne le laissez jamais franchir la limite de votre palier, il n’y a aucun tapis pour s’essuyer les pieds, ni dedans ni dehors. Les photos sont juste dans l’axe, il peut les voir sans apercevoir le reste. Vous, votre famille, l’impression de bonheur et de normalité. Déclenchez-vous également vos trains miniatures, de manière à ce qu’il ait le sentiment qu’un enfant joue dans la maison ?
Sharko plissa les yeux.
— Tu m’intéresses. Continue…
— Votre passé, vous ne voulez pas en parler en dehors de votre appartement. Mais quand on est ici, sur ce fauteuil, ces photos clament haut et fort qu’il s’est produit quelque chose de dramatique avec votre famille. Il n’y aucune photo récente ni de votre femme, ni de votre enfant. Vous avez quelques années de moins sur les derniers clichés, et une bien meilleure mine. À l’époque, votre fille a cinq ou six ans. C’est l’âge de la bascule, de la première rupture. La grande école, la cantine, les gamines qui partent le matin et que l’on revoit seulement le soir. Alors on compense, on tire des photos, beaucoup, pour freiner leur départ, on veut les garder à la maison et palier les absences par des artifices. Mais vous… Plus aucun souvenir, comme si… la vie s’était brusquement arrêtée. La leur, puis la vôtre. C’est pour cette raison que vous avez quitté la rue, direction les bureaux. Le pavé vous a arraché votre famille.
Sharko donnait à présent l’impression d’être ailleurs. Ses yeux étaient rivés au sol, il était penché vers l’avant, les mains pendant entre ses cuisses.
— Poursuis, Henebelle. Poursuis encore. Vas-y, lâche les chevaux.
— Je pense à une affaire qui a mal tourné, qui a impliqué votre famille, l’a confrontée à ce dont vous aviez toujours cherché à la protéger… Quoi ? Une affaire qui a empiété sur votre vie privée ? Un suspect, qui s’en serait pris à elles ?
Un silence. Douloureux, blessant. Sharko incita Lucie à continuer.
— Par ces photos, vous exposez vers l’extérieur votre intérieur. Ici, dans votre appartement, vous réussissez à vous ouvrir, à être l’homme d’autrefois, le père, le mari, mais dès que vous franchissez le palier, au moment où vous refermez votre porte, vous vous verrouillez. Deux cadenas à la porte… N’est-ce pas une autre façon de vous blinder plus encore ? Je crois que les personnes qui entrent ici sont très rares, commissaire, et celles qui y dorment doivent l’être encore plus. Tout à l’heure, vous auriez pu m’aiguiller vers un hôtel et m’abandonner brusquement, comme vous l’avez fait la première fois où nous nous sommes rencontrés à la gare du Nord. D’où ma question : qu’est-ce que je fiche ici ?
Sharko releva ses yeux de cendre. Il se dressa, se servit un whisky et revint s’asseoir.
— Je peux parler de mon passé, contrairement à ce que tu sembles croire. Si je n’en parle jamais, c’est parce que je n’ai pas d’oreille pour écouter.
— Je suis là, moi…
Il sourit face à son verre.
— Toi, la petite fliquette du Nord que je connais depuis quelques jours à peine ?
— On raconte bien sa vie à un psy que l’on connaît encore moins.
Sharko fronça les sourcils, puis se leva pour ranger sa bouteille de whisky. Il en profita surtout pour voir si une boîte de médicaments ne traînait pas quelque part. Comment avait-elle deviné pour le psy ? Il se rassit en essayant de garder son calme.
— Pourquoi je ne te raconterais pas, après tout ? Tu as l’air d’avoir besoin de ça.
— C’est ce que vous a murmuré ma fiche à la DAPN ?
Elle provoquait Sharko du regard. Le flic accepta le combat.
— Les photos t’ont parlé d’elles-mêmes. Il y a plus de cinq ans, on roulait le long d’une nationale, avec Suzanne et Éloïse… Et l’un des pneus de ma voiture a crevé dans une courbe.
Il fixa le sol longuement, faisant tourner son alcool dans son verre.
— Je pourrais te citer le jour, l’heure exacte, et te dire à quoi ressemblait le ciel, ce jour-là. C’est gravé là, et pour le restant de mes jours… Tous les trois, on rentrait d’un petit week-end dans le Nord, ça n’était pas arrivé depuis longtemps qu’on s’évade ainsi, loin de cette fichue ville. Mais juste après la crevaison, j’ai eu un moment d’inattention. J’ai oublié de verrouiller les portes de mon véhicule. Alors que j’étais penché sur ma roue, mon épouse traversait le virage en courant comme une folle avec ma fille. Une voiture est arrivée…
Il rétracta ses doigts.
— J’entends encore le crissement des freins. Et encore, et encore… Il n’y a que le bruit des trains sur les rails qui l’apaise. Ce raclement incessant que tu entends en ce moment même, et qui m’accompagne le jour, la nuit…
Gorgée amère de whisky. Lucie se fit toute petite, il n’y avait nulle autre réaction possible dans ces moments-là. L’homme, à ses côtés, était bien plus fracassé qu’elle le croyait. Sharko poursuivit :
— Tu as bossé sur une affaire d’enlèvements d’enfants. Tu as traqué un psychopathe qui portait en lui l’expression la plus pure de la perversion. J’ai été comme toi, Henebelle. Ma femme, ma propre femme, avait été enlevée par le même type d’assassin, six mois avant d’accoucher d’Éloïse. Je me suis mis en chasse le jour, la nuit, plus rien n’existait autour. Dans cette enquête, j’ai perdu mes amis, j’ai vu des êtres chers disparaître sous mes yeux, emportés par la folie d’un seul.
Il hocha le menton vers le mur de son appartement.
— Ma voisine, une vieille Guyanaise, y est passée à cause de moi. Quand j’ai retrouvé Suzanne, ligotée sur une table, c’est à peine si je l’ai reconnue. Elle avait subi des choses que même toi, tu ne pourrais imaginer. Des choses… qu’aucun être humain ne devrait jamais subir.
Lucie le sentait sur le fil, prêt à basculer d’un instant à l’autre. Mais il tenait le coup. Il était fait d’une fibre différente, d’un matériau qu’aucun projectile ne pouvait perforer.
— Elle n’a plus jamais été pareille, et la naissance de notre enfant n’y a rien changé. Son regard restait vide la plupart du temps, même si, parfois, entre deux prises de médicaments, l’étincelle revenait.
Silence plombant. Lucie n’arrivait plus à imaginer la douleur intérieure de cet homme. La solitude, la fracture ouverte de son âme, l’écorchure d’un drame qui saignait en permanence. Pour la première fois peut-être depuis toutes ces années, Lucie se dit qu’il n’avait plus envie de se sentir seul, ne serait-ce qu’une seule nuit. Et en dépit de la noirceur du monde qui l’entourait, elle était heureuse de partager ce moment-là, avec lui.