Sharko alluma une radio. Un air enjoué envahit l’espace. Dire Strait, ça déménageait.
— Je ne te demande pas si tu as bien dormi… Café ?
— Noir, sans sucre, merci.
Il la regarda de travers en posant une capsule dans sa cafetière et déclencha la machine. Lorsque leurs yeux se croisèrent, il détourna la tête vers son placard, d’où il sortit une petite cuillère.
— Rien d’extraordinaire avec Lacombe, je suppose ? Sinon, tu n’aurais pas hésité à me réveiller au milieu de la nuit.
Lucie se rapprocha avec un sourire.
— Pas grand-chose de plus que les révélations de Judith Sagnol. Un type énigmatique, volatilisé dans la nature en 1951. Plus aucune nouvelle depuis. J’ai aussi lancé des recherches sur le « syndrome E », y compris sur les sites médicaux et scientifiques. Rien, aucun résultat. Ce qui est inconnu d’Internet est forcément très secret.
Sharko lui tendit son café et partit arroser sa plante verte, proche de la fenêtre de la cuisine.
— Tu devrais aller te rafraîchir un peu. Ça fait longtemps que je n’ai plus vu une femme au réveil, mais je peux affirmer que tu as la tête des mauvais jours.
— C’est parce que j’ai réfléchi toute la nuit.
— Évidemment.
— Il faut qu’on aille au Canada, commissaire…
Sharko marqua une hésitation avant de poser son broc d’eau. Ses mâchoires se crispèrent.
— Moi non plus, les visages de ces enfants ne me lâchent plus, qu’est-ce que tu crois ? J’ai vu leur peur, puis cette folie dans leur regard, leurs gestes. Je sais que ceux qui se cachent derrière cette caméra ont dû faire des choses monstrueuses. Mais notre job, c’est le présent, Lucie, le présent. Il est déjà bien assez merdique comme ça. Et puis, pour le moment, on n’a rien de concret pour tracer le parcours de ces mômes.
— Si, justement. J’ai fait des recherches sur le Net. Dans les années cinquante, Montréal était très orientée vers le catholicisme, et regorgeait d’orphelinats tenus par des sœurs. Chaque enfant passé dans ces institutions possède une fiche consultable au centre des archives nationales de la ville. Ils disposent d’un site Web, expliquant que l’entrée est libre et que l’on peut examiner les dossiers sur place. Là-bas, tout est classé, ordonné, répertorié…
— Rien ne garantit qu’il faille chercher à Montréal.
— Le film vient de Montréal, comme l’appel du corbeau, comme la fillette, d’après la spécialiste du langage labial. N’oubliez pas non plus ce qu’a raconté Judith Sagnol, au sujet de ces vieilles usines de Montréal où elle a passé ses journées. Aux archives, si on dispose d’un nom, c’est l’idéal, mais une année de recherche suffit. Les dossiers ont des photos. On peut…
— Tout ce qu’on a, c’est la date d’un vieux film et plusieurs tirages photo de la gamine extraits de la pellicule, en noir et blanc et de mauvaise qualité.
— Et un prénom qu’elle a prononcé sur le film. Lydia… L’une des copines de son âge, je présume. Une compagne de chambre, peut-être ? Une année, un prénom, une photo, ça peut suffire.
— Mouais…
— On avance au compte-gouttes, mais on avance quand même. Le film permet d’imprimer des photos de certaines autres gamines, dans la pièce aux lapins. Sur certains plans, on voit aussi le réfectoire, les balançoires, une partie du jardin, qui peut-être donneront une idée sur l’établissement en question. C’est pas grand-chose, mais c’est quelque chose. Si on retrouve l’identité de la gamine ou de ses compagnes, on a une chance de comprendre.
Sharko s’empara de son café et le porta à ses lèvres. Il but une grosse gorgée.
— Le Canada, c’est loin, ça coûte cher… Faut que je réfléchisse.
Le téléphone du commissaire sonna. C’était Leclerc.
Ton direct, sans anicroche, du chef de l’OCRVP :
— J’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise.
Sharko mit son portable sur haut-parleur.
— Je suis avec le lieutenant Henebelle, en ce moment.
— Quoi ? Chez toi ?
— Elle a passé la nuit à l’hôtel, et elle t’écoute aussi. Vas-y, commence par la mauvaise nouvelle.
Lucie préféra ne pas relever le mensonge de Sharko : c’était de bonne guerre. La voix tonna, grave, dans le combiné :
— Bonjour, lieutenant Henebelle.
— Monsieur…
Leclerc se racla la gorge :
— J’ai eu un retour de la Sûreté du Québec, concernant Jacques Lacombe. Il est mort en 1956. On l’a retrouvé brûlé chez lui et on a conclu à un accident domestique. Il habitait à Montréal.
Sharko serra les lèvres.
— Un accident domestique… Tu as son parcours ?
— Fourni par les Canadiens, oui. Pour faire vite, il s’est installé à Washington en 1951, où il a été opérateur-projectionniste dans un petit cinéma de quartier pendant deux ans. En 1953, il part vivre à Montréal, où il poursuit ses activités de projectionniste.
Sharko réfléchit.
— Tout ça, ce n’est pas logique avec son départ précipité de la France, sa volonté de réussir dans le cinéma, son génie… D’autant plus qu’on sait qu’en 1955, il tournait le film horrible avec les enfants. Il y a quelque chose là derrière. Je ne crois pas à la thèse d’une mort accidentelle. 1956, c’est juste après le tournage du film, comme par hasard. Qui peut creuser davantage son passé ? Qui peut enquêter sur les circonstances de l’incendie mortel ?
— Personne. Qui voudrait s’y coller ? Les Américains, les Canadiens, nous, les Français ? Il faudrait l’ouverture d’une enquête sur un fait vieux de plus de cinquante ans. Et pour qu’il y ait enquête, il aurait fallu un meurtre avéré. Sans oublier les histoires de prescription. Non, on ne peut rien faire.
Sharko soupira, s’appuyant contre la table.
— Bon… Et la bonne nouvelle ?
— On vient d’avoir le retour ADN, on a identifié l’un des cinq cadavres. Celui qui s’était pris la balle dans l’épaule et arraché la peau.
Lucie remarqua à quel point les pupilles du commissaire s’illuminèrent.
— Qui ?
— Mohamed Abane, vingt-six ans. Un casier long comme mon bras. Une jeunesse sacrément dorée, avec bagarres, drogue, vols, rackets. Finalement incarcéré dix ans pour viol aggravé et mutilations.
— Précise.
— Sa victime, une femme de vingt ans, a failli y rester. Pour la remercier, il lui a aussi brûlé les parties intimes. Abane avait tout juste seize ans.
— Joli spécimen.
— Il a obtenu une remise de peine pour bonne conduite. Sorti de la prison de Fresnes, il y a onze mois.
Sharko crispa ses doigts sur le téléphone. Pour la première fois depuis le début de cette affaire, ils tenaient enfin quelque chose de concret.
— Sa dernière adresse ?
— Il squattait chez son frère Akim, à Asnières-sur-Seine.
— File-moi l’adresse exacte.
— Tu crois qu’on t’a attendu ? Une équipe de Péresse est déjà en route, elle sera sur place bientôt. C’est leur job, pas le tien. Amène-toi au bureau plutôt, j’ai un début de listing pour toi : celui des associations humanitaires présentes au Caire en 1994, au moment des meurtres des gamines.
— Mets ça de côté.
Sharko raccrocha… Lucie allait, venait, un doigt sous le menton.
— Qu’est-ce que tu moulines, Henebelle ?