Lucie glissa lentement son index autour de sa tasse de café.
— Et si on se passait de la procédure ?
Sharko la regarda froidement.
— Hors de question.
— Ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé.
Sharko haussa les épaules.
— Tu es trop jeune pour sortir des rails. Tu veux le conseil d’un ami ? Évite de t’attirer des emmerdes. Tes enfants, ils ne te pardonneraient pas.
— Arrêtez avec vos sermons. On y va franco. On se pointe là-bas et on demande à parler au dirigeant au sujet d’un suspect qu’on recherche, par exemple. S’il veut bien nous recevoir, on l’oriente vers notre affaire de manière anodine. S’il est réellement impliqué, probable qu’il réagisse.
— Réagir comment ? Tu crois qu’il va crier la vérité haut et fort ?
— Non, mais peut-être qu’il réagira nerveusement, qu’il passera des coups de fil. On le trace… On se planque devant chez lui avec, je ne sais pas… Des micros longue portée ?
Sharko lâcha un petit rire déplaisant.
— Tu as trop regardé Mission impossible. Sa maison doit être bourrée de détecteurs HF. Des petits joujoux de l’armée, capables de déceler n’importe quel émetteur d’ondes des dizaines de mètres à la ronde. À coup sûr, son téléphone est en liaison spécialisée et cryptée. La plupart de ces types-là sont de vrais paranos, c’est pour cette raison qu’on les choisit. Reviens dans la réalité, tu es gentille.
— Alors comme ça, on laisse filer et on s’écrase ?
Sharko ne répondit pas, il fixait ses mains ouvertes, sur la table. Lucie serra sa serviette entre ses doigts.
— Moi, je ne m’écraserai pas. Si vous ne suivez pas, j’irai seule. Quand on met les pieds dans le plat, il faut aller jusqu’au bout.
Elle disparut prestement dans la salle de bains. Sharko soupira. Elle était capable de le faire, elle était pire qu’une tête brûlée. Après une longue réflexion, il se leva, s’avança dans le couloir, s’arrêta devant la porte qu’elle avait fermée à clé.
— Il faut un visa, quelque chose pour te rendre au Canada ? fit-il d’une voix forte.
L’eau de la douche ruisselait sur l’émail.
— Quoi ?
— On explore la piste du Canada avant. Plus j’y pense, et plus je crois qu’on peut retrouver la trace de ces fillettes dans les archives. Et si on n’a rien, on essayera de s’attaquer à la Légion. Il faut un visa ?
— J’ai un passeport, parfois ça suffit, et d’autres fois non, d’après ce que j’ai vu sur Internet cette nuit. Mais ça faciliterait les choses si on avait une commission rogatoire internationale.
Sharko avait les lèvres collées à la porte fermée. De l’autre côté, il percevait que Henebelle se savonnait. Il ne put s’empêcher de l’imaginer nue, là, à quelques mètres. Cela lui réchauffa le ventre.
— D’accord… On a de bons rapports avec les Canadiens, ils forment nos analystes comportementaux. On dispose aussi de tous les contacts qu’il faut là-bas. Je vais m’occuper de tout ça pour toi à l’OCRVP. Tu sais s’il existe des vols Lille-Montréal ?
— Oui. Mais… Ouch, je me suis mis du savon dans l’œil… Attendez !
Sharko sourit. Froissement du rideau de douche. Puis la voix féminine qui revient :
— Vous ne venez pas avec moi ?
— Non. Tu attrapes le prochain TGV. Je me charge de transmettre l’info à ton chef, ne te soucie pas de ça. On te réserve des billets électroniques pour le Québec.
— Et vous ?
— Je vais voir Leclerc pour le listing des associations humanitaires présentes au Caire pendant les meurtres. Peut-être que l’assassin se trouve parmi l’une des longues listes de noms.
Soudain, la porte s’ouvrit. Lucie était enroulée dans une grande serviette, de la mousse plein les cheveux et sur les oreilles. Elle sentait la vanille et la noix de coco. Sharko se recula un peu, ça lui faisait bizarre.
— Pourquoi vous cherchez à m’éloigner ? demanda-t-elle d’une voix dure.
Sharko serra les mâchoires. Il chassa du bout des doigts la mousse collée sur les tempes de Lucie et fit brusquement demi-tour.
— Pourquoi, commissaire !
Il disparut au bout du couloir, sans se retourner.
40
Tout s’était accéléré pour Lucie, depuis son départ de L’Haÿ-les-Roses. Elle disposait de quelques heures pour faire ce qu’une femme normale aurait dû faire en deux jours. Son avion décollait à 19 h 10 de l’aéroport Lille-Lesquin. Le service administratif où travaillait Sharko, chargé des missions à l’étranger, s’était comme par magie occupé de tout : papiers, mise en place et justification du déplacement auprès de la hiérarchie, envoi des billets électroniques sur sa messagerie. Le Boeing atterrissait à 20 h 45, heure canadienne. Une chambre d’hôtel lui était réservée au Delta Montréal, un trois-étoiles situé entre le Mont-Royal et le Vieux-Port, à deux pas du centre des archives. Elle venait d’imprimer la commission rogatoire internationale, tout juste arrivée par mail. Dans le strict cadre de l’enquête, on lui accordait quatre jours pleins sur place. Quatre jours, cela faisait beaucoup pour mener des recherches dans de vieux documents. Ils avaient vu large.
Alors que Lucie rentrait à son domicile, elle pensa aux dernières paroles de Sharko, sur le quai du RER, à Bourg-la-Reine : « Tu feras attention à toi, petite. » Les mots avaient résonné au fond de sa gorge comme de petites pierres qu’on cogne les unes aux autres. Ils s’étaient alors serré la main — pouce au-dessus pour lui, sourires échangés, 2–0 — puis, comme la première fois, Sharko était parti, les épaules voûtées, sans se retourner. Avec un pincement au cœur, Lucie avait alors longuement regardé sa large silhouette disparaître anonymement dans les escaliers.
Après un détour par sa salle de bains, elle finit sa valise chargée du strict minimum, la fourra dans le coffre de sa voiture, sortit les poubelles et prit la direction du CHR Oscar Lambret. Elle était plus excitée que jamais. Le Canada… Une affaire internationale… pour elle, la « petite fliquette » qui, voilà une poignée d’années, noircissait de la paperasse dans le commissariat de Dunkerque. Quelque part, elle se sentait fière de son ascension.
Lucie entra dans la chambre d’hôpital avec deux cafés noirs pris au distributeur. Sa mère était toujours présente, fidèle au poste. Avec Juliette, elle jouait à la console de jeu. Des livres de coloriage s’ouvraient sur le lit. La gamine lui adressa un sourire en coin. Elle rayonnait, sa peau avait enfin retrouvé le teint de miel des enfants de son âge. Le médecin avait officiellement annoncé la sortie pour le lendemain matin. Lucie serra sa fille dans ses bras.
— Demain matin ? C’est génial ça, ma chérie !
Après une flopée de bisous, Juliette retourna à sa partie, toute guillerette. Lucie et Marie se tenaient sur le seuil de la chambre, leur gobelet à la main. Lucie prit sa respiration, et se lâcha :
— Maman, il va encore falloir que tu gardes Juliette au moins quatre jours… Enfin, quatre jours et quatre nuits, je veux dire. Je suis désolée, c’est une enquête difficile et…
— Où vas-tu ?
— Montréal…
Marie Henebelle avait le don, d’un regard, de vous culpabiliser.
— L’étranger, maintenant. Ce n’est pas dangereux, j’espère ?
— Non, non. Je vais juste fouiller dans de vieilles archives. Rien de bien passionnant, mais il faut malheureusement quelqu’un pour se farcir le travail.
— Et c’est bien évidemment tombé sur toi.
— On peut dire ça.
Marie connaissait trop bien sa fille, elle savait que même si Lucie partait affronter le diable en personne, elle prétendrait aller cueillir des champignons. Elle désigna du menton une peluche grise, un hippopotame.