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— Tu sais ce que signifie ton départ pour moi ? Pour la poignée d’années qu’il me reste à tirer ?

Leclerc frappa du poing sur la table.

— Oui ! Oui, je sais ! Qu’est-ce que tu crois ?

Cette fois, Leclerc fixa son subordonné, au fond des yeux.

— Écoute, je ferai tout pour que…

— Tu ne feras rien du tout. Tu pars, je saute, et tu le sais parfaitement. Personne ne voudra d’un vieux flic malade. Même pas dans un placard. C’est aussi simple que ça.

Leclerc regarda son ami en secouant la tête.

— Ne me mets pas le couteau sous la gorge, je t’en prie. C’est déjà suffisamment dur comme ça.

Un peu voûté, Sharko finit par se diriger vers la porte. Il se retourna, une main sur la poignée :

— Quand j’ai perdu ma femme et ma fille, vous avez été là, avec Kathia. Quoi qu’il arrive et quels que soient tes choix, je les accepterai. Et maintenant, tu vas aller dire à Josselin que je rentre me reposer une petite journée, parce que j’entends des voix de partout.

42

L’autoroute défilait. Longue, monotone, infinie. Sharko venait de dépasser Lyon, il roulait plein sud en direction de Marseille, fenêtre ouverte, radio à fond. Son téléphone portable reposait devant lui, au niveau du volant.

— Le pire, c’est que j’ignore comment l’aider. Aller voir Kathia ? Ce n’est pas une solution. J’ai l’impression de mouliner dans la semoule.

— Ça veut dire quoi, mouliner dans la semoule ?

Sharko fixa le siège passager.

— Ça veut dire ramer, galérer, tourner en rond. Exactement ce que je suis en train de faire en ce moment.

Eugénie s’amusait avec une mèche de cheveux, qu’elle tortillait autour de ses doigts. Elle prit son air de chipie.

— Au fait, t’as vu comment Lucie ressemble à Suzanne ?

Le commissaire avala de travers. Cette fillette avait décidément des réactions totalement imprévisibles. Il haussa les épaules.

— Elle ressemble autant à Suzanne que ton pot de sauce à une locomotive.

— Dans tes yeux, je veux dire. Elle ressemble à Suzanne dans tes yeux… Et dans ton cœur de pierre aussi. Je le sais, moi. C’est tout chaud là-dedans.

— Tu délires.

— C’est moi qui délire, bien sûr… Lucie, elle te fait quelque chose, c’est pour cette raison que tu veux la protéger. Le Canada, c’est loin.

Le portable du commissaire se mit à vibrer.

— Je l’aime bien Lucie, moi. J’espère que ça va bien marcher, vous deux.

— Tu es complètement folle, ma petite.

Il décrocha. C’était l’un de ses contacts à la DCRI.

— Tu as l’info ?

— À ton avis ? Le commandant actuel de la Légion est un colonel du nom de Bertrand Chastel. Sacré pedigree, le bonhomme.

— Allonge.

— Légionnaire de carrière, il s’est retrouvé dans les plus prestigieuses troupes de combat. Pour faire vite, commandant du 2e REP au Liban, puis l’Afghanistan. Ensuite, changement de cap, il devient instructeur en chef dans l’enfer guyanais, il met au point de nouveaux programmes d’entraînement et forme l’élite de l’élite. À croire qu’il prend son pied à mener une vie drastique. Avec lui, les mecs en chient à mourir, et la plupart d’entre eux reviennent avec le cerveau bien formaté au combat, si tu vois ce que je veux dire. Retour en France, où il passera trois ans à la DGSE, avant de revenir à ses premières amours pour prendre le commandement du 1er RE, du 4e RE et du GRLE il y a deux ans.

Un sigle fit immédiatement tilt dans la tête de Sharko. DGSE. Direction générale de la sécurité extérieure.

— Un passage par les services secrets au milieu d’une carrière de légionnaire ? Qu’est-ce qu’il y a fait ?

— Tu crois franchement que c’est noté noir sur blanc ? Tout ça, c’est classé top secret-défense. Il connaît du beau monde, dont la plupart des représentants de la CCSD. On est dans les hautes sphères, Shark, et dans les hautes sphères, il y a beaucoup de boîtes fermées. Quand tu les ouvres, c’est Pandore qui te saute à la gueule. J’ignore ce que tu cherches à faire, mais je peux t’affirmer que ce type est inattaquable.

— C’est mon affaire. Il est à Aubagne en ce moment ?

— J’ai vérifié, oui. Un appel bidon, et le tour était joué.

— Génial, merci, Papy.

— En attendant, je ne t’ai jamais appelé et je ne veux pas savoir ce que tu branles. Mais fais gaffe quand même.

Sharko raccrocha. Il jeta un œil vindicatif sur la droite. Eugénie avait fichu le camp, enfin.

Il baissa le son de l’autoradio qui lui tapait sur le système. À la platitude de la campagne succédèrent les vallons, les montagnes, les fleuves. Valence, Montélimar, Avignon. Les contreforts de la Provence. Les températures grimpaient, le soleil cuisait les chairs à travers le pare-brise. Sharko avait la gorge sèche, non pas en raison du manque d’eau, mais de Henebelle… Eugénie avait raison. La petite femme blonde avait bouleversé ses vieux organes fossiles. Quelque chose chauffait dans sa poitrine, son ventre, son estomac. Tout était noué là-dedans, et ça lui faisait mal. Mal, parce qu’il ne devait y avoir personne d’autre que Suzanne. Mal, parce qu’il avait quinze ans de plus que Lucie et qu’il revoyait, à travers ses yeux à elle, tous les défauts qui les avaient détruits, lui et sa famille. L’acharnement, les absences, et cette envie de traquer le Mal, le vrai Mal, jusqu’à se retrouver dos au mur, épuisé, démoli. Il n’y avait aucune issue à ce métier-là. Aucune finalité ni satisfaction.

La journée tirait à sa fin, déjà. Huit heures de route dans les pattes… Huit heures à réfléchir, en partie, sur son plan d’attaque.

Du pur suicide, il en avait conscience.

Peu importait, il était déjà mort depuis longtemps. Tellement souvent.

Il quitta l’autoroute du Soleil, continua une cinquantaine de kilomètres sur l’A52 puis prit la sortie « Aubagne ». Il aperçut succinctement les bâtiments du centre de recrutement de la Légion étrangère aux abords de l’autoroute A501. De longs vaisseaux blancs, aux lignes parfaites et à la rigueur toute militaire. Quelques minutes plus tard, il s’engageait sur la départementale D2 puis sur la voie qui le mena devant une guérite gardée par un caporal de faction. Képi blanc, épaulettes rouges, uniforme impeccable. Sharko présenta sa carte tricolore.

— Je suis le commissaire Sharko, de l’Office central pour la répression des violences aux personnes. Je souhaiterais m’entretenir avec le colonel Bertrand Chastel.

L’intitulé à rallonge de son service faisait toujours une large impression. Sharko expliqua rapidement qu’il traquait un criminel récidiviste, qui avait sans doute intégré récemment leurs rangs sous une fausse identité. Afin de percuter plus encore, il avait volontairement chargé le soi-disant criminel : viol, torture… Le militaire lui demanda de patienter et disparut dans sa cabine. Sharko sut que c’était gagné quand il le vit réapparaître et désigner le parking.

— Vous pouvez stationner sur le parking visiteur, derrière vous. Le colonel va vous recevoir. Un sous-lieutenant va venir vous chercher. Je dois juste récupérer votre arme de service.

Le commissaire s’exécuta.

Pochette à élastiques sous le coude, il suivit sans un mot le sous-officier venu l’accueillir. Sur les murs immaculés de l’enceinte s’affichait en lettres dorées le fameux Legio patria nostra. Des colonnes d’hommes de toutes nationalités — Polonais, Colombiens, Russes… — marchaient au pas le long de la place d’armes, au rythme de chants militaires. D’autres, plus en retrait, survêtement bleu et tee-shirt blanc, dévalaient les escaliers à grande vitesse, l’urgence et la peur dans le regard. Les bleubites…