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Leur jusqu’au-boutisme était effrayant : ces frères d’armes aux crânes rasés et aux yeux d’acier n’avaient pas trente ans, et ils étaient prêts à mourir là, maintenant, pour le drapeau tricolore.

L’attention de Sharko fut soudain attirée par un bâtiment sans étage, au-devant duquel se trouvait la pancarte : « DCILE, division communication et information ». Il pressa le pas pour se retrouver au niveau de son accompagnateur :

— Dites… Qu’est-ce qu’on y fait, exactement, à la DCILE ?

— C’est une cellule de relations publiques qui répond aux nombreuses demandes d’information et organise les reportages. Le bureau production assure la promotion de la Légion partout en France et à l’étranger.

— Vous disposez aussi d’un département vidéo ? Création et montage de films pour l’armée ?

— Oui. Reportages, films de promotion ou de commémoration.

— Et les légionnaires eux-mêmes s’en occupent ?

— C’est l’état-major composé de militaires. Officiers, sous-officiers de l’armée de terre, principalement. Autres questions ?

— Ça ira, merci.

Sharko pensait aux tueurs du restaurateur de films, Claude Poignet… L’un d’eux était un militaire cinéaste, et il se cachait sûrement ici, bien au chaud dans ses rangers, dans l’un de ces grands édifices… Ça collait de plus en plus.

Ils arrivèrent aux bâtiments du 1er régiment étranger, où siégeait le haut-commandement et donc, le chef de corps. L’autorité absolue. Sharko avait la gorge sèche, les mains moites, et aurait eu beaucoup moins d’appréhension face à un tueur sanguinaire qu’à un colonel médaillé, qui avait, a priori, dédié une partie de sa vie à servir le pays. En homme de métier, le flic avait une profonde estime pour ces militaires et leur sacrifice.

Ils longèrent des couloirs feutrés, le soldat frappa trois fois et se mit au garde-à-vous devant la porte fermée.

— Repos ! Entrez !

Après avoir introduit Sharko et effectué son demi-tour réglementaire, le sous-lieutenant laissa le flic seul face au colonel, occupé à signer des papiers. Le policier estima que le chef de corps devait avoir son âge et une carrure proche de la sienne, l’embonpoint en moins et quelques centimètres de plus. Sa brosse grise, irréprochable, amplifiait encore la géométrie euclidienne de son visage. Sur son uniforme sombre, une petite plaque indiquait en lettres rouges « Colonel Chastel ».

— Je vous demanderai encore quelques secondes.

Le haut gradé leva ses yeux d’un bleu froid, et poursuivit son travail, sans réaction particulière. Le commissaire s’interrogeait. Si le colonel était impliqué dans l’affaire, s’il avait suivi les informations suite à la découverte des corps de Gravenchon, il connaissait forcément son visage, son identité. De ce fait, s’était-il préparé à cette visite depuis l’appel du caporal de faction ? Ou ne l’avait-il tout simplement pas reconnu ?

Tandis que Chastel signait des feuilles, Sharko en profita pour détailler le bureau. Les sept principes du code d’honneur du légionnaire trônaient au-dessus d’une large baie vitrée qui ouvrait sur la place d’armes. On ne comptait plus les plaques commémoratives et les photos accrochées au mur où le colonel, à différents âges, posait seul ou au cœur de son régiment. Les terres ocre et les poussières de l’Afghanistan, les immeubles déchirés de Beyrouth, l’exubérance de la jungle amazonienne… Une violence sourde rayonnait de ces faciès aux traits marqués, de ces doigts serrés autour de leurs fusils d’assaut. Ces clichés n’exposaient rien d’autre, au bout du compte, que la guerre, les affrontements, la mort, avec au milieu des hommes qui s’y sentaient à leur place.

Le colonel empila enfin ses feuillets et les poussa au bout de son bureau impeccablement rangé. Il n’y avait aucune autre chaise. Ici, on avait l’habitude de rester debout, au garde-à-vous.

— J’en suis encore à envier ces années où l’on ignorait l’existence de la paperasse. Puis-je voir vos papiers ?

— Évidemment.

Sharko lui tendit sa carte. L’officier la détailla scrupuleusement, avant de la lui rendre. Ses doigts étaient épais, ses ongles soignés. Comme lui, il avait quitté le terrain depuis longtemps.

— Vous cherchez un auteur de crimes de sang dans nos rangs, si j’ai bien compris. Et vous venez seul pour l’appréhender ?

La voix sortait grave, monolithique, rugueuse. S’il simulait, il était très doué.

— Nous n’en sommes pour le moment qu’au stade de la suspicion. Une caméra de surveillance nous a prouvé la présence de son véhicule à une vingtaine de kilomètres d’Aubagne, au péage de l’A52. Or, plus aucune trace de ce même véhicule au niveau de l’A50. Il s’est donc forcément arrêté entre les deux.

— Ce véhicule, l’avez-vous retrouvé ?

— Pas encore, mais nous nous y employons.

Le colonel Chastel agita la souris de son ordinateur, puis tapa probablement un mot de passe sur son clavier.

— Vous n’êtes pas sans savoir que notre corps ne recrute aucun auteur de viol ou de crime de sang ?

— Il a vraisemblablement usurpé son identité.

— C’est peu probable. Donnez-moi son nom.

Sharko le fixait dans les yeux, aussi profondément qu’il le pouvait. C’était là, bientôt, dans un minuscule espace de temps, qu’il fallait capter l’infime lueur capable de tout renverser. Il tira sur les élastiques de sa pochette, l’ouvrit et en sortit une photo en format A4. Il la posa sur le bureau, face imprimée contre le bois.

— Tout est là-dessus…

Bertrand Chastel tira la feuille à lui et la retourna.

Le cliché présentait Mohamed Abane de son vivant. Gros plan sur le visage.

Bertrand Chastel aurait dû réagir. Rien, pas la moindre émotion sur son faciès fermé.

Sharko serra les mâchoires. C’était impossible. Le commissaire se sentit déstabilisé mais essaya de ne pas le montrer et de garder son fil conducteur :

— Comme c’est écrit au bas de la photo, il a dû se présenter ici sous l’identité d’Akim Abane.

Le légionnaire repoussa le papier dans la direction de Sharko.

— Désolé, je ne l’ai jamais vu.

Ni sa voix, ni ses lèvres, ni ses doigts ne tremblaient. Sharko récupéra son cliché, les sourcils froncés :

— Je suppose que vous ne voyez pas toutes les nouvelles têtes qui intègrent vos rangs. En fait, je m’attendais plutôt à ce que vous tapiez son identité sur l’ordinateur, comme vous vous apprêtiez à le faire avant que je vous montre le portrait.

Un léger temps mort. Trop long, estima Sharko. Néanmoins, Chastel ne perdit rien de sa prestance ni de son contrôle. Un sacré coriace.

— Rien ne se passe ici sans que je le sache, ou que je le vois. Mais si cela peut vous rassurer.

Il entra les données dans l’ordinateur et tourna l’écran vers Sharko.

— Rien.

— Vous n’aviez pas besoin de me montrer votre écran, je vous aurais cru sur parole.

D’un geste ferme, Chastel tira l’écran vers lui.

— J’ai beaucoup de travail. Le sous-lieutenant Brachet va vous raccompagner jusqu’à la sortie. Bon courage avec votre fugitif.

Sharko hésita. Il ne pouvait pas partir ainsi, sur des incertitudes. Au moment où Chastel voulut décrocher son téléphone, Sharko se pencha vers lui et appuya sur sa main, le contraignant à reposer le combiné. Cette fois, il savait qu’il franchissait la barrière, et que tout risquait de basculer.