— J’ignore comment vous saviez que je me pointerais ici, mais vous ne me baiserez pas la gueule.
— Ôtez votre main immédiatement.
Sharko approcha son visage à dix centimètres de celui du militaire. Il y alla franco, le tout pour le tout.
— Le syndrome E… Je suis au courant. Mais bon Dieu, pour quelle autre fichue raison croyez-vous que je suis ici ?
Cette fois, Chastel accusa le coup et ne put cacher totalement sa stupéfaction : regard flottant, os temporaux qui roulent sous la peau. Une perle de sueur se forma sur son front, malgré l’air climatisé. Il laissa sa paume sur le combiné.
— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.
— Oh que si, vous comprenez ! Ce que moi je ne comprends toujours pas, c’est comment vous avez réussi à garder votre calme face au portrait d’Abane. Même quelqu’un comme vous ne peut faire preuve d’un tel contrôle. Comment vous avez su ? Comment vous…
Sharko plissa les yeux.
— Des micros…
Il se redressa, les mains plaquées sur les tempes.
— Bon Dieu de bon Dieu. Vous vous êtes pointés chez moi et vous avez planqué des zonzons.
Chastel se leva, poings appuyés sur son bureau comme un gorille.
— Je vous garantis que vous allez regretter d’être venu ici me menacer. Attendez-vous à un arrêt brutal de votre carrière.
Sharko fit un sourire de squale. Il revint à l’attaque :
— Je suis seul ici, en face de vous, parce que personne n’est au courant de ma présence à Aubagne, vous le savez déjà. Et si cela peut vous rassurer, il n’y aura aucune enquête de lancée à l’encontre de la Légion. Tout le monde est d’accord : Mohamed Abane, ou plutôt Akim Abane, appelez-le comme vous voulez, n’est jamais venu ici.
— Vous êtes complètement fou, vos propos ne riment à rien.
— Tellement fou que je vais vous demander de l’argent, colonel Chastel. Beaucoup d’argent… De quoi démissionner et me payer une belle retraite dorée. Enfin, beaucoup… Une goutte d’eau, dirons-nous, pour les fonds secrets de la DGSE. Vous croyez que ça me plaît de continuer à brasser de la merde ?
Sharko ne lui laissa pas le temps de répliquer, il fallait agir vite. Il sortit un papier de sa pochette à élastiques et l’écrasa devant le légionnaire.
— La preuve de ma bonne foi.
Chastel daigna baisser les yeux.
— Des coordonnées GPS ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Si vous ou vos « amis » faites un petit détour par l’Égypte, sait-on jamais, c’est là-bas que vous retrouverez le corps d’un certain Atef Abd el-Aal, une sentinelle cairote. À moins que vous soyez déjà au courant, là aussi ? Donnez ce papier aux autorités françaises ou égyptiennes, comme vous voudrez, et je passerai le reste de mes jours en prison.
Le visage du militaire, complètement figé, paraissait coulé dans le béton. Sharko se pencha, l’air satisfait.
— Je vais aussi oublier, pour l’histoire des micros. Vous voyez, entre vous et moi, c’est une question de confiance.
Il recula jusqu’à la porte.
— Pas besoin de me raccompagner, je connais la sortie. Je vous contacterai d’ici quelques jours. Et, un conseil, au cas où il m’arriverait un malheur… J’ai pris mes dispositions.
Il désigna du menton le code d’honneur de la Légion.
— Vous devriez peut-être le relire.
Il fit finalement demi-tour et sortit.
On ne le raccompagna pas.
Quand il croisa ces soldats entraînés et prêts à tuer, arme blanche à la ceinture, il se demanda s’il n’avait pas signé son arrêt de mort. Il venait de se mettre les légionnaires et probablement les services secrets sur le dos. Il avait pensé à du lourd derrière cette affaire, il ne s’était pas trompé. De très hauts fonctionnaires…
Il roula pied au plancher sur les grandes lignes droites de l’A6. Du dos de la main, il frottait les petites larmes qui naissaient au bord de ses yeux. Il avait confié ses failles, ses blessures profondes à Henebelle, parce qu’il la savait comme lui et qu’il était né entre eux, de manière spontanée, une forme de confiance. Il lui avait dévoilé ses cicatrices psychiques.
Mais d’autres oreilles avaient écouté. Chastel, ses sbires…
À présent, il se sentait nu, trahi, presque honteux.
Sept heures plus tard, il rentrait chez lui. Il se mit à fouiller son appartement de fond en comble et trouva quatre micros. L’un planqué dans le socle de sa lampe halogène, et les trois autres dans les thermostats des radiateurs. Du matériel standard, miniaturisé, utilisé par n’importe quel service de police. Nul doute qu’il ne trouverait aucune empreinte là-dessus, et qu’il n’y aurait absolument rien à en tirer.
De rage, il les jeta au sol.
Et ce fut Eugénie qui les écrasa de sa semelle.
Dès lors, son Sig Sauer enfoncé au fond de son holster et les trois verrous de la porte d’entrée de son appartement lui parurent terriblement illusoires.
43
Lucie n’avait pris l’avion qu’une seule fois, aux alentours de ses neuf ans, pour des vacances aux Baléares, et elle avait trouvé cela merveilleux. Elle se rappelait son père et sa mère qui l’entouraient et qui lui caressaient les cheveux quand elle prenait peur dans les trous d’air. L’un des derniers souvenirs d’eux trois, réunis. Tout était désormais si loin…
Pensive, elle avait le front collé au hublot du Boeing 747 qui survolait le Québec. L’hôtesse venait de la réveiller, lui intimant d’attacher sa ceinture. La descente commençait. Lucie avait dormi tout au long du trajet, d’un sommeil lourd, ininterrompu, presque inhabituel. Elle admirait, dans la pâle lumière du soleil couchant, les étendues de lacs, de forêts, de rivières, de marécages, encore épargnés par la civilisation. Une terre géante, sauvage, miraculeusement préservée. Puis l’embouchure du Saint-Laurent avait surgi, avec les premières grandes manifestations humaines, avant que l’avion survole la fameuse île en forme de losange.
Montréal… Un brûlot de modernisme au cœur des flots.
L’hôtesse vérifia de nouveau que toutes les ceintures étaient bien bouclées. Le passager voisin de Lucie, un grand blond costaud, avait les doigts quasiment enfoncés dans les accoudoirs. Il la fixa avec des yeux de cocker :
— Encore une fois, je vais avoir la sensation de mourir. J’envie les gens capables de dormir n’importe où, comme vous.
Lucie lui répondit d’un sourire poli. Elle avait la bouche pâteuse et aucune envie de discuter. L’atterrissage, à Montréal-Pierre-Elliott-Trudeau, se fit en douceur. La température au sol était sensiblement la même que celle d’un été classique dans le nord de la France. Pas de véritable dépaysement, d’autant plus que la population était en grande partie francophone. Dès les problèmes coutumiers réglés — douane, vérification de la commission rogatoire internationale, attente de son bagage et récupération de dollars canadiens — Lucie héla un taxi et se laissa choir sur le siège arrière. Le soir tombait à peine ici mais de l’autre côté de l’Atlantique, c’était la fin de la nuit.
La première impression qu’elle eut de Montréal, dans cette obscurité de plus en plus épaisse, était celle d’une ville moderne et incroyablement lumineuse. Les gratte-ciel lançaient leurs feux vers les étoiles, les nombreuses cathédrales et églises jouaient avec les nuances de rouge, de bleu, de vert projetées par des luminaires. Dans le centre, Lucie fut surprise par la largeur des avenues, et la géométrie rigoureuse du réseau des rues. Malgré les bouches de métro d’allure très parisienne et l’effervescence proche des petits cafés ou des restaurants, on percevait beaucoup moins cette proximité et cette chaleur qui animaient, dans les heures chaudes de la nuit, la capitale française.