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Une fois arrivée à l’hôtel Delta Montréal, une tour imposante dont le sommet était éclairé de lumières bleues, Lucie ne trouva plus la force de sortir visiter la ville — dont le Montréal souterrain si réputé. Après avoir récupéré ses clés, elle s’installa dans sa chambre au cinquième étage, se mit en petite tenue et s’allongea sur le lit dans un profond soupir. Elle ne se sentait pas à sa place dans ce lieu anonyme où se succédaient les inconnus, les hommes en voyage d’affaires, les couples en vacances. Rien de plus déprimant que d’être seule le soir, sans un bruit alentour. Où étaient les rires et les pleurs de ses filles, et le léger brouhaha quotidien de son appartement qui l’accompagnait depuis toutes ces années ? Comment pouvait-elle se trouver si loin de sa fille malade ? Comment se passait la colonie de Clara ? Des questions qu’une mère, une bonne mère ne devrait jamais se poser.

Malgré tous ses tracas, elle sombra progressivement. Elle papillonnait des yeux lorsque le téléphone de l’hôtel sonna. Elle tendit la main et amena le combiné à son oreille.

— Oui ?

— Installée, Henebelle ?

Un silence…

— Commissaire Sharko ? Euh… Oui, je viens d’arriver. Mais… Pourquoi vous n’appelez pas sur mon portable ?

— J’ai essayé. Sans succès.

Lucie leva son téléphone cellulaire, posé à ses côtés. La batterie était bien chargée. L’écran n’indiquait aucun appel. Elle essaya de déclencher une tonalité.

— Mince, il n’a pas dû supporter le décalage horaire… En parlant de décalage, il doit être quatre ou cinq heures du matin chez vous. Déjà levé ?

Dans l’obscurité, Sharko était assis à sa table de cuisine, face à une tasse de café vide et à son Sig Sauer chargé. Il se tenait la joue dans une main, le coude appuyé sur la nappe, l’œil vers la porte d’entrée, au bout du salon. Son téléphone était posé devant lui, il avait mis le haut-parleur. Sur la chaise d’en face, Eugénie marmonnait la dernière chanson de Cœur de Pirates. Elle mangeait des marrons glacés et sirotait un diabolo-menthe. Sharko tourna la tête sur le côté.

— Comment s’est passé le voyage ?

— En un mot, je dirais crevant. Avion archibondé de vacanciers.

— Et l’hôtel, il est sympa ? Tu as une baignoire au moins ?

— Une baignoire ? Euh… Oui. Sinon vous, du neuf ?

— Gros point positif, je vais bientôt récupérer une liste de deux cents personnes présentes à un congrès scientifique au Caire, lors des meurtres. On a décidé de se focaliser sur les Français pour l’instant.

— Deux cents, ça fait beaucoup. Combien d’hommes vont travailler dessus ?

— Un seul, moi. Dans un premier temps, on doit pouvoir en éliminer un paquet avec le profil du tueur de 1993 qu’on possède. Affiner au mieux, avant de décortiquer chaque existence. Je te laisse imaginer la complexité de la tâche.

Un bruit de moteur grimpa depuis la rue. Dans un réflexe, Sharko s’empara de son feu et se précipita vers la fenêtre. Après avoir éteint la lumière, il souleva légèrement le volet roulant, la gorge serrée. Un camion, rehaussé d’un gyrophare orange, avançait avec mollesse le long du trottoir. Il s’agissait simplement de la voirie, qui vidait les poubelles, comme chaque semaine, dans la torpeur du petit matin. Le flic retourna s’asseoir, à demi rassuré. Ses tempes battaient, l’hypervigilance et la paranoïa, amplifiées par sa maladie, le maintenaient éveillé autant qu’elles l’épuisaient.

— Un problème, commissaire ?

— Ça va, ça va. Dis, tu n’as rien remarqué de suspect, chez toi, à Lille ?

— Du genre ?

— Du genre, des micros planqués. J’en ai trouvé quatre chez moi.

Assise à l’indienne au milieu de son lit, Lucie se sentit blanchir.

— La poignée de ma porte d’entrée frottait, il y a quelques jours. Ils sont aussi venus dans mon appartement, c’est sûr.

Lucie accusa le coup. L’impression d’un viol. On avait pénétré chez elle, dans son cocon. On avait peut-être visité sa chambre et celle de ses petites.

— Qui a fait ça ?

— Je n’en sais rien. Ce qui est certain, c’est que le colonel de la Légion étrangère est impliqué.

— Comment vous le savez ?

— Je le sais. Ne dis rien à personne pour ces micros, d’accord ? On s’en chargera quand tu rentreras chez toi.

— Pourquoi ?

— Arrête avec tes questions. Tiens-moi au courant. À bientôt.

— Commissaire ! Attendez !

La climatisation ronflait, hypnotisante. Et la voix de Sharko lui faisait tellement de bien.

— Quoi, Henebelle ?

— Il y a une question que j’aimerais vous poser…

— Du genre ?

— Vous avez sauvé beaucoup de vie dans votre carrière ?

— Quelques-unes, oui. Mais pas toujours celles que j’aurais souhaitées, malheureusement.

— Dans notre métier, on soulage des familles en retrouvant les assassins de leurs proches. Il est probable que nous redonnons une raison de vivre à une poignée de gens, parce que nous leur apportons une réponse. Mais commissaire, n’avez-vous pas eu un jour l’envie de tout arrêter ? De vous dire que le monde ne serait ni pire, ni meilleur sans vous ?

Sharko faisait tourner son arme sur la table, en donnant de petits coups sur la crosse. Il songeait à Atef Abd el-Aal… À ces huit bâtons sur le tronc d’arbre. À tous ceux dont il avait pu s’occuper, avec la certitude qu’ils ne recommenceraient plus jamais.

— J’ai eu envie d’arrêter chaque fois que je voyais un sourire sur les visages des salauds que je mettais en taule. Parce que ce sourire-là, aucun barreau, aucune prison ne pouvait en venir à bout. Ce sourire-là, tu le retrouves plus tard dans les grandes surfaces, les parcs de jeux, les écoles, partout où tu marches. Ce sourire-là me fait gerber.

Il rabattit violemment sa paume sur son arme, stoppant tout mouvement. Ses doigts se fermèrent sur le canon.

— Je ne te souhaite qu’une chose, Henebelle, c’est de ne jamais croiser ce fichu sourire. Parce que, s’il entre en toi, il n’en sortira plus.

Lucie serra les mâchoires. Elle fixa le plafond dans un soupir. Les ténèbres revenaient au galop.

— Merci commissaire. Je vous tiens au courant pour la suite. Bonne nuit.

— Bonne nuit, Henebelle. Prends soin de toi.

Lucie raccrocha tristement.

Elle comprit alors que le retour en arrière, vers une vie de femme et de mère, serait difficile. Parce que, ce sourire dont il parlait, elle l’avait croisé trop tôt dans sa jeune carrière.

Et il lui rongeait le ventre depuis longtemps…

44

Lucie eut une nuit agitée, traversée de cauchemars. Des images avaient profité des heures calmes pour la harceler : la gamine de la balançoire, le taureau, les lapins, Judith Sagnol, dans le film, avec son œil tranché, son ventre mutilé en forme de gros œil noir.

À se tourner et se retourner dans son lit, à voir le cadran digital du téléviseur diluer chacune de ses minutes, Lucie n’avait eu qu’une hâte : que le jour se lève enfin.

Et il s’était levé. À 9 heures tapantes, elle marchait dans les rues de la ville québécoise, profitant de la petite fraîcheur du matin pour chasser la torpeur qui engourdissait ses muscles.

Le centre des archives de Montréal se trouvait à une centaine de mètres du Vieux-Port, au cœur d’une zone particulièrement arborée. Il s’agissait d’un édifice gouvernemental de style Beaux-Arts, aux grosses pierres blanches et aux colonnades massives qui, par le passé, avait abrité l’École des hautes études commerciales.