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— Pardon ?

— Je dis juste que cet établissement abrite une congrégation religieuse catholique romaine, que l’on appelle aujourd’hui encore les sœurs grises. Leur hôpital a été racheté par l’université de Montréal, les journaux en ont beaucoup parlé ces dernières semaines. D’ici 2011, les sœurs se retrouveront sur l’île Saint-Bernard mais, pour l’heure, la plupart d’entre elles siègent toujours dans l’aile B de l’hôpital, refusant de quitter les lieux. Leurs archives, elles, ont déjà été apportées ici, c’est ce qui vous a permis de trouver votre bonheur.

Les sœurs grises… Rien que ce nom fichait la chair de poule à Lucie. Elle imaginait des visages de pierre, des yeux de mercure terne.

— Avez-vous la possibilité de me récupérer la liste des sœurs encore présentes là-bas ?

Lucie pensait à la sœur Marie-du-Calvaire. Richaud fronça les sourcils.

— Ce devrait être faisable, oui.

— Et vous allez aussi m’expliquer ce qu’est cette période noire de votre pays. J’aimerais savoir de quoi il s’agit, très précisément.

L’employée resta figée quelques secondes. Elle posa un lourd trousseau de clés sur la table et balaya du regard les tourelles de papiers.

— Tout tourne autour de ces milliers d’enfants, mademoiselle. Une génération complète de mômes sacrifiés, torturés, dont l’unique trace est ce qui reste ici, dans cette pièce. On les a appelés les orphelins de Duplessis.

Elle se dirigea vers la porte.

— Je reviens avec votre liste.

45

Une heure du matin, heure française. Plus tôt dans la nuit, Sharko avait reçu, sur sa boîte mail, le listing des personnes présentes à la réunion annuelle du réseau mondial pour la sécurité des injections, SIGN, qui avait eu lieu au Caire en 1994.

Le commissaire avait imprimé le document et était retourné à sa table de cuisine, éclairée par une petite lumière discrète. Depuis l’extérieur de l’immeuble, il fallait qu’on croie qu’il dormait.

D’après les informations fournies par le ministère de la Santé, le congrès s’était étalé du 7 au 14 mars 1994, dans la capitale égyptienne. Les participants, triés sur le volet, étaient arrivés et repartis par un avion spécialement affrété par le gouvernement égyptien. Il ne s’agissait pas de la voie diplomatique, mais on n’en était pas loin.

Troublante coïncidence, les meurtres avaient eu lieu entre le 10 et le 12 mars, en plein milieu du congrès. D’après le profil dressé depuis le début de l’enquête, l’un des assassins était une personne ayant des connaissances en médecine. La kétamine, la coupe des crânes, l’énucléation… Le problème avec ce listing, c’était que les deux cent dix-sept Français présents en Égypte à ce moment-là — en omettant ceux des associations d’aide humanitaire, une autre affaire — avaient tous des notions de médecine, et le terme de notion était bien mal approprié. Neurochirurgiens, professeurs en psychiatrie, étudiants en médecine, chercheurs et directeurs au CNRS, biologistes, dont la plupart habitaient, à l’époque, Paris et ses environs. Le gratin de la recherche française. Des individus en apparence irréprochables.

Deux cent dix-sept existences — cent seize hommes et cent une femmes — qu’il allait falloir disséquer en détail en partant de suppositions vieilles de quinze ans.

Depuis qu’il tenait les feuilles entre ses mains, Sharko avait la conviction croissante que l’un de ces individus, au courant du phénomène d’hystérie collective qui avait frappé l’Égypte en 1993, avait probablement fait le voyage un an plus tard, profitant du congrès, dans l’unique but de massacrer trois filles innocentes pour récupérer leur cerveau et leurs yeux.

Le nom du ou des tueurs devait se cacher dans ces papiers.

Les questions qui le taraudaient, la nuit avancée, les incursions d’Eugénie et la tension sensible dans l’appartement, l’empêchaient de se concentrer à fond sur son listing. Sa tête allait exploser.

Sharko soupira. Il termina son thé à la menthe, le regard dans le vague. L’armée, la médecine, le cinéma, cette histoire de syndrome E… Le flic se savait face à une affaire qui allait bien au-delà d’une traque classique. Quelque chose de monstrueux, qu’il n’avait jamais vécu jusque-là.

Pourtant, il en avait affronté, des monstruosités, et ses mains manquaient de doigts pour les compter.

Au cœur de la nuit, ses sens en éveil se mobilisèrent brusquement sur la porte d’entrée.

Un bruit infime, métallique, troua le silence du couloir.

Immédiatement, Sharko éteignit sa lampe et s’empara de son Sig.

Ils étaient là.

Par-dessous sa porte, il aperçut, très brièvement, le faisceau d’une lampe, avant le retour du noir complet.

Les dents serrées, il se leva de sa chaise et s’orienta à tâtons vers le salon.

De l’autre côté, le sol en linoléum se mit à couiner légèrement. Sharko toucha le rebord de son canapé et se baissa, le flingue braqué à l’aveugle devant lui. Il aurait pu attaquer de front, par surprise, mais il ignorait le nombre de ces hommes. Une chose était certaine : ils se déplaçaient rarement seuls.

Les couinements cessèrent sur le palier. Les paumes du flic étaient moites sur la crosse de son arme. Il pensa subitement aux photos du cadavre du restaurateur de films : le corps suspendu, vidé de ses intestins et bourré de pellicule de film. Un sort peu enviable.

La poignée tourna, très lentement, avant de revenir à sa position initiale. Dans les secondes suivantes, Sharko s’attendait à ce qu’ils s’attaquent à la serrure puis pénètrent enfin chez lui, armés de couteaux ou de silencieux.

Le temps s’étira, interminable.

Soudain, il entendit un froissement, sous la porte.

Les couinements reprirent puis s’éloignèrent à un rythme régulier.

Sharko fonça alors vers son verrou qu’il tourna d’un geste précis. La seconde d’après, il se trouvait dans le couloir, le canon à l’affût. Du poing, il appuya sur un interrupteur et s’engouffra dans la cage d’escalier. En bas, la porte d’entrée claquait. Sharko dévala les marches deux à deux, quasiment en apnée. Le hall, puis la rue. Une longue lignée de lampadaires à la lumière blafarde l’accueillit le long du bitume. À gauche, à droite, pas un chien. Juste le murmure d’une petite brise, et la lente respiration de la nuit.

Derrière lui, la porte de l’immeuble se rabattit mais ne se referma pas complètement. Sharko nota la présence d’un petit morceau de carton scotché dans la rainure, empêchant le pêne de s’enfoncer. Ces individus avaient certainement installé leur système dans la soirée, après le passage de l’un des habitants de l’immeuble. Ce qui leur permettait d’entrer n’importe quand sans avoir à utiliser l’interphone. Primaire, mais astucieux.

Le policier remonta en courant jusqu’à son appartement. Il alluma, referma à clé et, du pied, poussa vers le salon l’enveloppe blanche glissée sous sa porte. Il ne la ramassa qu’après avoir enfilé une paire de gants en latex, qu’il possédait par boîtes de cent sous son évier. Mieux valait être prudent.

L’enveloppe se présentait fine, légère, pareille à celles utilisées pour une correspondance. Sharko l’examina dans tous les sens, puis l’ouvrit avec la lame d’un couteau, la gorge serrée.

Il avait une très, très mauvaise intuition.

À l’intérieur, il ne trouva rien d’autre qu’une photo.

Elle représentait Lucie Henebelle et lui-même, sortant de son appartement. Au lendemain de la nuit passée ici.

La tête de Lucie était entourée au feutre rouge.

Sharko se rua sur son portable et composa en catastrophe le numéro de la jeune femme.