— Blond, coupe en brosse, costaud, rangers. Moins de trente ans. C’est l’un des deux mecs qu’on recherche depuis le début.
— Probable, oui.
— C’est certain. Et pour la clé que l’avocat m’a donnée avant de mourir ? Du neuf ?
— Ils recherchent ce qu’elle peut ouvrir. Elle est numérotée, ils pensent à une clé de consigne. Peut-être une poste, ou une gare. Dans tous les cas, ils nous tiennent au courant. Et… jolie intuition, Henebelle, pour les archives.
— Au fond de vous-même, vous n’y croyiez pas, je me trompe ?
— En la piste, pas vraiment. Mais en toi, oui. J’ai cru en toi dès que je t’ai vu sortir du TGV, la première fois, à la gare du Nord.
Lucie apprécia le compliment, elle lui sourit et ne put s’empêcher de bâiller.
— Oups, excusez-moi.
— On va se mettre en route pour l’hôtel. Depuis quand tu n’as pas dormi ?
— Longtemps… Mais on doit essayer de rencontrer la sœur Marie-du-Calvaire, on doit…
— Demain. Je n’ai pas envie de te ramasser à la petite cuillère.
Pour une fois, Lucie abdiqua sans chercher à lutter. En fait, elle n’en pouvait plus.
— Je passe aux toilettes et on se remet en route.
Sharko la regarda s’éloigner dans un soupir. Il aurait aimé la serrer dans ses bras, la rassurer, lui affirmer que tout allait s’arranger. Mais ses mâchoires restaient, pour le moment, bien trop paralysées pour fabriquer des mots tendres. Il termina sa bière, régla en monnaie le montant exact et partit attendre dehors. Il donna un rapide coup de fil à Leclerc, pour l’informer que tout était rentré dans l’ordre. De son côté, le chef de l’OCRVP lui annonça qu’il voyait dans la journée des juges et des hauts dirigeants au ministère de la Défense, afin de mettre en place la procédure judiciaire permettant de mener l’enquête à la Légion étrangère et de répondre à la question : Mohamed Abane avait-il intégré son corps d’armée ?
Quand il raccrocha, le commissaire eut enfin l’impression que les choses avançaient à pas de géant.
Il était temps.
52
Je savais bien que je vous retrouverais ici…
Sharko se laissa surprendre par la voix féminine qui chantait derrière lui. Installé dans un fauteuil du bar de l’hôtel, il sirotait tranquillement un whisky dans la pénombre, tout en compulsant son listing des participants à SIGN. L’endroit était chic mais sans excès. Moquette claire, larges coussins sur les banquettes rouges, murs feutrés de velours noir. En arrivant, Lucie remarqua le verre de diabolo-menthe posé sur la table.
— Oh, vous attendez quelqu’un ?
— Non, personne. Le verre était déjà là.
Il ne rajouta rien. Lucie resta debout et écarta les bras en signe de résignation.
— Désolée pour la tenue. Le jean, ce n’est pas très élégant, mais je n’avais pas vraiment prévu de sortir après 20 heures.
Le flic lui adressa un sourire fatigué.
— Je pensais que tu dormais.
— Je le pensais aussi.
Lucie s’approcha de l’un des deux fauteuils libres, face à lui, et s’apprêta à s’asseoir.
— Non pas là !
Elle se redressa, surprise.
— Vous mentez et vous attendez quelqu’un. Désolée de vous déranger.
— Arrête tes bêtises. Ce fauteuil est bancal. Qu’est-ce que je te commande ?
— Vodka-orange. Beaucoup de vodka, peu d’orange. J’ai grand besoin de décompresser.
Sharko vida son verre et partit en direction du bar. Lucie le regarda s’éloigner. Il s’était changé, passé un peu de gel dans sa brosse poivre et sel, parfumé. Il marchait avec élégance. Lucie consulta les feuilles qu’il avait laissées à sa place. Des noms, prénoms, dates de naissance et fonctions. Certaines identités étaient biffées. Derrière ses airs tranquilles, il donnait une impression de nonchalance, mais en fait, il ne s’arrêtait jamais. Un véritable moteur à essence.
Le commissaire revint avec deux verres, il en tendit un à Lucie, qui avait rapproché son fauteuil du sien. Elle hocha le menton vers les papiers.
— Il s’agit de la liste des scientifiques présents au Caire lors des meurtres, c’est cela ?
— Deux cent dix-sept, plus précisément. Entre vingt-deux et soixante-treize ans à l’époque. Si les tueurs du Caire sont les mêmes que ceux de Gravenchon, il faut leur rajouter seize ans. Ça en élimine quelques-uns.
Il empila ses feuilles, les plia et les glissa dans sa poche.
— J’ai des mauvaises nouvelles toutes fraîches, qui sont en fait de bonnes nouvelles. On s’en débarrasse tout de suite ?
— Tout de suite, oui. Vous me disiez vous-même qu’il y avait un temps pour tout. Et là, maintenant, j’ai vraiment, vraiment besoin de me détendre.
— Allons-y : le colonel Bertrand Chastel a été retrouvé chez lui aujourd’hui. Il s’est suicidé proprement, avec son arme de service, dans la matinée.
Lucie prit le temps d’encaisser l’information.
— On est sûr qu’il s’agit d’un suicide ?
— Le légiste et les enquêteurs sont formels, je t’épargne les détails. Et l’autre nouvelle : d’après les données fournies par l’aéroport, le type assis à côté de toi dans l’avion et qui a brûlé dans le chalet s’appelait Julien Manœuvre. Militaire de carrière affecté à la cellule DCILE, division communication et information de la Légion étrangère. Là où ils fabriquent les films pour l’armée.
— Notre fameux tueur cinéaste… L’homme aux rangers…
— En effet. Comme par hasard, Manœuvre s’est retrouvé en permission au début de notre affaire. Permission signée des mains de Chastel en personne. Plus tard, quand Chastel a vu que les choses commençaient à tourner au vinaigre, notamment avec ma petite visite dans son bureau et ce qui s’est passé ici, il s’est suicidé. Nul doute qu’il a dû prendre ses précautions et se débarrasser des éléments compromettants.
— Donc, il était impliqué au plus haut degré. Il était au courant de ces meurtres.
— Fort probable. J’ai encore un truc, accroche-toi maintenant.
— J’essaie.
— La perquisition chez Manœuvre a montré qu’il possédait de nombreux listings sur le transit de films entre les grands centres d’archives cinématographiques mondiaux. Tu sais, le fameux site Internet de la FIAF dont a parlé ton commandant ? C’est de cette manière qu’il y a deux ans, Manœuvre s’est branché sur la bobine. Il a dû se pointer immédiatement à la FIAF et réclamer les films de 1955. Seulement, quelqu’un avait dérobé la pellicule qu’il recherchait. Un collectionneur que nous connaissons bien.
— Szpilman.
— Szpilman, oui. Si près du but, Manœuvre a alors perdu la trace du film, mais il n’a pas lâché. Il a dû continuer à enquêter, surveiller les bourses aux films, et les petites annonces, notamment en provenance de la Belgique. C’est de cette dernière façon qu’il a atterri chez le fils Szpilman après la mort du vieux.
— C’est dingue, cet acharnement à récupérer une bobine.
— Tant que des copies existaient dans la nature, Chastel et ceux qui sont derrière tout ce micmac se sentaient en danger. Manœuvre n’était qu’un pion, un exécutant. Tout comme l’était probablement Chastel, à un plus haut niveau.