— Cette fois, dites-moi qu’il va y avoir une enquête officielle à l’encontre de la Légion.
— Oui. On peut espérer que des langues se délieront, et que les différentes perquisitions mèneront à quelque chose. N’oublions pas qu’il y a, a priori, deux tueurs. L’un d’eux était Manœuvre, notre cinéaste, mais l’autre, celui qui prélève les cerveaux, est probablement dans ce listing. Et il a probablement agi seul en Égypte, car Manœuvre était bien trop jeune.
Sur ces derniers mots du commissaire, Lucie sirota à son tour son alcool, les yeux brillant de fatigue. Avec la lumière tamisée, les traits de Sharko s’adoucissaient. Une musique lointaine, sobre, se perdait dans le néant. Tout, en ce lieu, invitait au calme et à la séduction. Lucie sortit une photo de son portefeuille et la posa sur la table.
— Je ne vous ai pas encore présenté mes petits trésors. Celles qui me manquent terriblement. Aujourd’hui plus que jamais, je me rends compte que je ne suis pas faite pour partir loin d’elles.
Sharko s’empara du cliché avec une tendresse que Lucie ne lui connaissait pas encore.
— Juliette à droite, et Clara à gauche ?
— L’inverse. Si vous regardez bien, vous verrez que Clara possède un infime défaut dans l’iris, une tache noire semblable à un minuscule vase.
Le commissaire lui rendit la photo.
— Et leur père ?
— Il a fichu le camp il y a bien longtemps.
Lucie soupira, ses deux mains enserrant son verre.
— Cette enquête me fait mal, commissaire, parce que ce n’est plus Clara ni Juliette que je vois en regardant cette photo, mais c’est Alice Tonquin, Lydia Dorcet, et toutes les autres petites filles apeurées. Elles m’accompagnent partout, le jour comme la nuit. Je distingue leurs visages, leur terreur, j’entends leurs cris lorsqu’elles s’attaquent à ces pauvres bêtes.
— Nous avons tous nos fantômes. Elles partiront quand nous aurons résolu cette affaire. Quand toutes les portes se fermeront, elles te laisseront enfin en paix.
Un silence. Lucie acquiesça, les yeux dans le vague.
— Et vous, commissaire ? Avez-vous déjà laissé des portes ouvertes dans votre vie ?
Sharko triturait son alliance.
— Oui… Il y a une grande, grande porte que j’aimerais bien refermer. Mais je n’y arrive pas. Peut-être parce qu’au fond de moi-même, je n’en ai pas envie.
Lucie posa son verre et se pencha vers l’avant. Ses lèvres n’étaient plus qu’à quelques centimètres de celles de l’homme qu’elle mourait d’envie d’embrasser.
— Je sais de quelle porte il s’agit. Et je peux peut-être vous aider à la refermer.
Sharko ne parla pas tout de suite. Une partie de lui aurait bien aimé se reculer, se lever, disparaître, mais l’autre partie luttait pour qu’il reste là.
— Tu le crois réellement ?
Elle se pencha davantage et l’embrassa sur la bouche. Sharko avait baissé les paupières, ses sens s’engourdissaient comme durant une apnée trop longue qui mettait les organes en danger.
Il rouvrit les yeux.
— Tu sais qu’il n’y aura probablement pas d’avenir à ce qui risque de se passer ?
— Et moi, je crois au contraire qu’il y en aura un. Mais pour l’instant, laissons au moins sa chance au présent.
Il n’avait plus vu une femme nue depuis la mort de Suzanne. Il en ressentit presque de la gêne. Le corps svelte et parfumé glissa dans la pénombre et vint se plaquer contre le sien. Les mains gourmandes et délicates achevèrent de déboutonner sa chemise, alors que le feu grondait au fond de son ventre. Il se laissait faire, mais Lucie perçut néanmoins une tension, une emprise impalpable qui empêchait au mâle, face à elle, de s’abandonner complètement.
— Quelque chose te dérange ? lui murmura-t-elle à l’oreille.
— C’est que…
Sharko lui échappa et se faufila agilement vers le milieu de la pièce. Il retourna la chaise près du lit et rangea la locomotive Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon, dans le tiroir de la commode. Il fit aussi disparaître la boîte de marrons glacés. Puis il revint auprès de sa partenaire et l’embrassa fougueusement. D’un geste un peu trop ferme, il la fit basculer sur le lit. Lucie lâcha un petit rire :
— Cette locomotive m’amusait. Tu es décidément un drôle de…
Leurs bouches se rencontrèrent, encore, leurs peaux tièdes se heurtèrent. Sharko éteignit d’un mouvement agile tandis que leurs hanches roulaient dans les draps. Malgré les rideaux tirés, la lumière de l’extérieur se répandait sur le lit, suggérait les formes que le plaisir faisait se chevaucher. Un paysage de chair, de creux, de vallons, donna l’impression de sombrer sous la colère d’un séisme. Lucie mordit l’oreiller sous l’emprise d’un orgasme, Sharko la retourna, avec la douce violence d’une louve soulevant ses petits, et plongea sur elle en haletant. Les pleurs, les cris, les visages des morts, les Lydia et Alice s’estompèrent, submergés par la volupté. Les secondes pulsaient, comme des décharges électriques sur la peau. Dans la tension de ses muscles brûlants, Sharko se raidit, les nerfs du cou saillant. Et, alors que ses dents se serraient, que ses gestes s’embrasaient, il fixa le centre de la chambre.
Elle se dressait encore là, debout, pieds joints, mains le long des cuisses.
Et, pour la première fois de sa vie, Sharko vit Eugénie pleurer.
L’instant parut une éternité. Les yeux du commissaire s’embuèrent à leur tour, tandis que la femme, sous lui, gémissait.
Et dans la magie des sens en extase, la fillette lui sourit.
Elle leva sa petite main et lui adressa un signe amical.
Au bord des larmes, Sharko lui répondit par le même geste.
L’instant d’après, Eugénie sortit sans jamais se retourner. La porte se referma en silence derrière elle.
Et Sharko s’abandonna enfin au plaisir.
53
Sharko se réveilla en sursaut : son téléphone vibrait sur la commode.
Il se détacha du corps tiède qu’il serrait contre lui et roula sur le côté.
À l’autre bout du fil, c’était Pierre Monette. Il avait retrouvé l’origine de la clé confiée à Lucie par Philip Rotenberg. Elle ouvrait l’un des casiers de consigne de la gare centrale de Montréal. Le gendarme canadien lui donnait rendez-vous là-bas à midi, il devait régler quelques affaires importantes auparavant.
Le commissaire raccrocha et se tourna vers celle qui partageait son lit. Du bout des doigts, il caressa son dos. Elle avait la peau si douce, si jeune, en comparaison de cette croûte épaisse qui l’avait façonné, lui, en un flic de rue. Tant de chemins les séparaient, tous les deux… Délicatement, il plongea le nez dans ses cheveux blonds et s’enivra une dernière fois de ce mélange de parfum et de sueur.
Il ne pouvait plus se mentir : il ressentait de l’attirance pour elle. Depuis leur rencontre, il n’avait jamais vraiment pu chasser son visage de son esprit. Sans bruit, il se leva et partit se doucher. Quand il fit couler l’eau, quand il se regarda dans le miroir ou s’habilla, il chercha Eugénie. Il se souvenait avec une précision chirurgicale du petit mouvement de main qu’elle lui avait adressé dans la nuit. Et de ces larmes, sur ses joues d’enfant. Était-il possible qu’Eugénie ait été heureuse ? Et qu’enfin, elle le laisse tranquille ?
Non, non, il ne pouvait y croire. Il était malade, atteint d’une schizophrénie paranoïde et demandait un traitement médicamenteux jusqu’au dernier jour. Les choses ne pouvaient pas se passer ainsi. Pas dans la vraie vie.