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Après avoir avalé son comprimé, il revint dans la chambre. Lucie était assise au bout du lit, elle le regarda fixement.

— Tu m’expliqueras, un jour, pour tes cachets ?

Comme s’il ne l’avait pas entendue, il s’approcha d’elle et l’embrassa.

— On a du boulot. Petit déj, on fonce chez les bonnes sœurs puis à la gare. Ça te va comme programme ?

Il lui expliqua brièvement, pour la clé de consigne. Lucie s’étira, se leva et se plaqua soudain contre lui.

— J’étais bien, cette nuit, et ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. (Elle soupira.) Je ne voudrais pas que ça s’arrête.

Sharko posa ses deux paumes sur son dos qu’il massa avec une tendresse dont il finit par s’étonner. Il lui parla dans le creux de l’oreille, dans un demi-soupir lui aussi.

— On devra réfléchir à tout ça, d’accord ?

Lucie se plongea dans son regard et acquiesça.

— Un jour, j’aimerais revenir ici, et découvrir ce pays autrement qu’à travers un cauchemar éveillé. Je voudrais bien que ce soit avec toi.

À regret, elle se détacha doucement de lui. Elle aurait aimé que l’instant dure une éternité. Elle connaissait la fragilité de leurs rapports et pensait déjà au retour en France. Les choses de la vie risquaient de les séparer sans qu’ils s’en rendent vraiment compte.

— Je vais retourner dans ma chambre chercher mes affaires. Je pourrais peut-être la rendre, qu’en penses-tu ?

— Tu connais l’administration et les mauvaises langues. Mieux vaut laisser deux factures. Tu ne crois pas ?

— Si, si… Tu as raison.

Ils venaient de sortir de l’hôtel Delta. Comme deux parfaits touristes, ils marchaient côte à côte, très lentement, en direction du couvent des sœurs grises qui, d’après le plan fourni par une hôtesse, se trouvait à un kilomètre. Sans parler de ce qui s’était passé cette nuit-là, ils bifurquèrent rue René-Lévesque, et s’engagèrent entre les buildings impressionnants des grandes compagnies mondiales. Ils arrivèrent enfin devant une large allée protégée par une grille fermée.

Après qu’ils se furent présentés à l’interphone, une porte cochère s’ouvrit et leur livra passage. Les rumeurs de la circulation se turent très vite, les sommets des gratte-ciel disparurent pour laisser place à une allée de gravillons, bordée de jardins. Au fond, se tenait le couvent, ancien hôpital général de Montréal en forme de H au milieu duquel s’élevait la chapelle romane, dont la croix sommitale brillait sous le soleil. Deux longues ailes grises se déployaient de part et d’autre. L’aile Guy abritait la communauté et l’aile Saint-Mathieu accueillait les vieillards, infirmes et orphelins. Quatre étages, des centaines de fenêtres toutes identiques, une rigueur architecturale glaçante… Lucie imagina aisément l’ambiance qui devait régner en ces lieux dans les années cinquante. Discipline, pauvreté, don de soi.

Ils longèrent en silence le bâtiment de briques sombres. Devant l’une des entrées de l’aile Guy, ils eurent affaire à la supérieure générale des sœurs grises. Encadré de noir et de blanc, son visage était sec, parcheminé comme une hostie. Elle essaya bien de leur sourire, mais une souffrance christique tendait ses traits.

— La police française, m’avez-vous dit ? Que puis-je pour vous ?

— Nous aimerions rencontrer la sœur Marie-du-Calvaire.

Les traits de la mère supérieure se crispèrent davantage.

— Sœur Marie-du-Calvaire a plus de quatre-vingt-cinq ans. Elle souffre d’arthrite et passe la majeure partie de son temps seule, allongée dans son lit. Que lui voulez-vous ?

— Lui poser quelques questions sur son passé. Les années cinquante, plus précisément.

La religieuse garda un air impassible. Elle hésita.

— Ce n’est pas pour des ennuis avec l’Église, j’espère ?

— Absolument pas.

— Vous avez de la chance. Sœur Marie-du-Calvaire possède une excellente mémoire. Il est des choses qui ne s’effacent jamais.

Elle les invita à entrer. Ils avancèrent dans des couloirs froids, obscurs, aux plafonds très hauts et aux portes latérales fermées. Il y eut des chuchotements, des couples d’ombres lointaines disparurent comme des mouchoirs s’envolent. Une clameur sourde vibrait, quelque part. Des chants chrétiens…

— Sœur Marie-du-Calvaire a toujours travaillé pour vous, ma mère ? demanda Sharko à la limite du chuchotement.

— Non. Elle nous a d’abord quittés au début des années cinquante, contrainte par des ordres supérieurs. Elle a alors intégré la congrégation des sœurs de la Charité du Mont-Providence, pendant quelques années, avant de revenir ici.

Mont-Providence… Lucie avait déjà entendu ce nom, aux archives. Elle réagit immédiatement :

— Elle a donc travaillé à l’hôpital-école transformé en hôpital psychiatrique du jour au lendemain, sur ordre du gouvernement Duplessis ?

— En effet. Un hôpital qui a fini par accueillir autant de fous que de sains d’esprit. Sœur Marie-du-Calvaire y a œuvré de longues années. Aux dépens de sa propre santé.

— Et pourquoi est-elle ensuite revenue ici, avec vous ?

La mère supérieure se retourna. Ses yeux brillaient comme les flammes d’un cierge.

— Elle a désobéi aux ordres et a fui le Mont-Providence, ma fille. Cela fait plus de cinquante ans que sœur Marie-du-Calvaire est une fugitive.

54

La chambre de la religieuse était d’une simplicité proche du dénuement : murs de pierres grises, un lit, une chaise, un prie-Dieu sur lequel reposait une bible. La décoration se résumait à un crucifix en étain, accroché à la tête du lit, une armoire bondée de livres ainsi qu’une horloge. Une petite fenêtre ovale placée haut sur le mur laissait passer une lueur blafarde. La vieille dame se tenait au-dessus de ses draps, pieds parallèles, mains sur la poitrine et regard au plafond.

La mère supérieure se pencha vers elle, lui murmura quelque chose à l’oreille avant de revenir vers les flics. Sœur Marie-du-Calvaire tourna lentement la tête vers eux. Ses yeux étaient voilés : une fine pellicule blanche où transparaissait encore une couleur d’océan.

— Je vous laisse, dit la mère supérieure. Vous retrouverez aisément la sortie.

Elle disparut sans un mot de plus et elle ferma la porte derrière elle. La sœur Marie-du-Calvaire se redressa avec une grimace, marcha comme une vieille tortue vers un verre d’eau qu’elle but tranquillement. Sa robe noire tombait au sol, donnant l’illusion qu’elle flottait. Puis elle revint jusqu’à son lit, s’y assit en plaquant son oreiller contre le mur.

— Il est bientôt l’heure de la prière. Quoi que vous vouliez, je vous demanderai d’être brefs.

Malgré l’âge, sa voix, rugueuse, faisait penser au papier qu’on froisse. Lucie s’approcha.

— Dans ce cas, nous n’allons pas y aller par quatre chemins. Nous souhaiterions que vous nous parliez des petites filles dont vous vous êtes occupée au début des années cinquante. Alice Tonquin et Lydia Dorcet, entre autres. Que vous nous parliez aussi de Jacques Lacombe et du médecin qui l’accompagnait.

La sœur sembla s’arrêter de respirer. Elle joignit ses mains calleuses sur sa poitrine. Derrière sa cataracte évidente, ses iris parurent se dilater.

— Mais… Pourquoi ?

— Parce que, aujourd’hui encore, des gens tuent pour préserver ce que vos yeux ont vu, relaya Sharko en s’appuyant sur le prie-Dieu.

Un silence permit d’entendre les voix lointaines des sœurs qui chantaient.

— Comment m’avez-vous retrouvée ? Jamais personne n’est venu me parler de cette ancienne histoire. Je vis recluse, cachée, et je ne suis pas sortie d’ici depuis plus de cinquante ans. Cinquante longues années.