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— Et en dehors du territoire ? Interpol, ça dit quoi ?

— Nous le ferons en temps et en heure, l’enquête vient de démarrer. La priorité, c’est juste de comprendre à quoi nous avons affaire. Demander des tuyaux à Interpol, je veux bien, mais il faudrait peut-être savoir quelles informations nous voulons obtenir d’eux, non ?

Il croisa les bras et regarda par la vitre fumée. Le commissariat central, blockhaus de verre et d’acier, détonnait sur la rive gauche. Péresse se tourna vers son collègue parisien.

— Et vous, vos premières déductions ?

D’ordinaire, à partir de dossiers bien fournis, Sharko se basait sur quatre éléments primordiaux pour commencer à dresser un profil. La scène de crime en elle-même, le mode opératoire, l’état psychique du tueur pendant le crime, et son état psychique au quotidien. Pour l’instant, il ne disposait d’aucune amorce précise. Seule hypothèse plausible, les victimes n’avaient pas été tuées sur place. Ouvrir un crâne n’était pas une opération qu’on pratiquait au coin d’une rue.

— Pour être honnête, je n’ai pas grand-chose. Néanmoins, il serait intéressant que vous lanciez une recherche sur les délinquants ou les criminels violents de la région. Les sorties de prison récentes, par exemple. Vu le nombre de corps, on ne peut exclure l’acte de vengeance. Dans la plupart des cas, les criminels s’attaquent à des personnes qu’ils connaissent. On cherche probablement quelqu’un avec une camionnette ou un véhicule à large capacité. Cinq macchabées, ce n’est pas évident à transporter. Peut-être aller jeter un œil chez un loueur automobile ?

— Nous le ferons.

Sharko récupéra sa veste sur la chaise et la glissa sur son épaule.

— J’irai faire un tour à l’IML demain, une fois toutes les autopsies terminées. Vous vous arrangerez pour que l’on soit au courant de ma visite ?

Un vague soupir.

— Comme vous voudrez. Autre chose ?

Sharko tendit sa lourde main.

— À demain, commissaire. En espérant que ces cadavres seront bavards. Il fut un temps où j’étais à votre place. Je sais que ce n’est pas marrant.

Une demi-heure plus tard, Sharko dînait tranquillement sur la terrasse d’une brasserie face à la magnifique cathédrale de Rouen. Un ancien souvenir d’école lui rappelait que la crypte emprisonnait le palpitant de Richard Cœur de Lion. Sharko sourit, il avait encore une sacrée mémoire, qu’il entretenait régulièrement avec des mots croisés. L’une des rares qualités qui n’avaient pas foutu le camp. Là, maintenant, il était satisfait, presque heureux. Quitter la Grande Pieuvre lui faisait un bien immense. Ici, la vie semblait différente, plus langoureuse et posée. À sa grande satisfaction, il avait trouvé une chambre avec baignoire, au cinquième étage d’un hôtel Mercure, derrière la cathédrale.

Il mangea des pâtes jusqu’à plus faim, une infecte glace au reblochon et camembert — à l’évidence, un piège à touristes — et se gorgea d’eau. Cette chaleur, même la nuit, allait définitivement finir par le ratatiner.

Il rentra à l’hôtel. Après son bain glacé, il se mit en caleçon, cira ses chaussures et sortit un paquet emballé de son sac de sport, ainsi qu’un vieux magnétophone à piles. Il ôta délicatement le papier bulle, et dévoila une locomotive Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon. L’une des ampoules frontales avait été cassée, mais l’engin battait des records de vitesse sur le grand circuit installé dans son appartement.

Le commissaire la posa sur la table de nuit, avala son Zyprexa avec un verre d’eau et se coucha au-dessus des draps, les mains derrière la tête. L’hôtel… La moiteur d’une chambre anonyme… C’était si loin, tout cela, lui qui, depuis quelques années, menait ses traques le cul dans un fauteuil en cuir.

Aujourd’hui, il se retrouvait à nouveau au contact du terrain, du sang, des tripes. Il en ignorait encore l’impact. Certes il pourrait prendre son pied, mais le passé risquait de resurgir, d’un bloc. Mieux valait qu’il garde ses distances. Rester procédural, faire le boulot et retourner derrière une vitre. Sinon, Eugénie allait le lui faire payer. La petite fille dans sa tête détestait qu’il s’éloigne des rails.

Quand tout fut éteint, il bascula sur le côté et déclencha son magnétophone. Ce soir, Eugénie ne viendrait sûrement pas lui rendre visite. Ces espèces de radiations dans son cerveau réussissaient à l’endormir un peu.

Les raclements des trains miniatures, fonçant à plein régime sur leurs rails, retentirent à travers le haut-parleur. Sharko s’endormit en souriant, avec le visage de sa femme et de sa fille, emportées cinq ans plus tôt dans des conditions abominables.

Il était venu à Rouen pour enquêter sur un crime ignoble, mais peu importait. Seul au milieu de son lit, avec ses trains et une baignoire pas loin, il était bien.

8

Après sa mésaventure chez Ludovic Sénéchal, Lucie avait déposé le film ignoble chez Claude Poignet, le restaurateur. Une fois la nouvelle de la cécité de Ludovic encaissée, le septuagénaire, spécialiste de l’autopsie des films, avait embarqué la bobine et promis d’y jeter un œil immédiatement.

Pour l’heure, Lucie se trouvait auprès de sa fille. Avec un long soupir, elle approcha une dernière fois la fourchette de la bouche de Juliette. Les médecins avaient dit d’insister, il fallait qu’elle mange. Plus facile à dire qu’à faire.

— Allez, un petit effort, je t’en prie.

La gamine secoua la tête et se mit à pleurer. Elle avait le teint olivâtre, les joues creusées. Lucie poussa le chariot sur lequel reposait l’immonde assiette de purée de pois et serra sa fille contre elle. Elle sentit les petites mains sans plus de force se rétracter dans son dos. C’était difficile de voir une môme d’ordinaire si vivante et souriante, se perdre dans un pyjama trop grand tant elle avait maigri, et se déplacer avec une perfusion dans le bras.

— Ce n’est pas grave, ma puce.

— Je veux voir Clara, maman.

Depuis deux jours, Lucie avait mesuré la portée de son erreur. Elle hésitait franchement à faire rapatrier la jumelle de sa première colonie dans l’Isère. Mais Clara les avait tellement souhaitées, ces vacances avec ses petites copines.

— Bientôt, Juliette. Bientôt. Elle va t’envoyer une belle carte postale. Elle a promis.

Lucie vérifia qu’aucun membre du personnel n’arrivait, et sortit de sa poche des biscuits au chocolat.

— Et ça, tu veux ?

Juliette acquiesça mollement.

— J’ai le droit ?

— Oui, bien sûr. Mais tu ne le dis à personne, d’accord ? Tape là.

Juliette frappa faiblement dans la main de sa mère avec un sourire, puis avala enfin les deux biscuits. Sa gorge se raidit, on distinguait les veines et les tendons. Lucie veilla à se débarrasser de l’emballage, heureuse que sa fille ait enfin quelque chose dans l’estomac.

Juliette finit au lit, épuisée par la maladie. Quand l’infirmière passa faire ses relevés, elle nota dans une grimace : « Deux cuillères de purée, un demi-biscuit et pas de jambon. » En d’autres termes, on n’était pas près d’ôter la perfusion. Et donc d’envisager ne serait-ce que l’ombre d’une sortie prochaine.

Minée, Lucie resta avec sa fille jusqu’à ce qu’elle s’endorme, les yeux vers l’écran de télé.

On parlait de cette sordide affaire autour d’un pipeline, en Haute-Normandie. Un paquet de cadavres, des crânes ouverts… Un profiler sur le coup, dont elle apercevait en ce moment même le visage à l’écran. Un type costaud, une vraie carcasse de flic, certainement pas celle d’un psychologue. D’où sortait-il, de quelle école ? Avait-il déjà traité des affaires sur les tueurs en série ? Quelque part, Lucie l’enviait. Cette histoire de cadavres au crâne scié était le genre d’enquête qui l’aurait branchée par-dessus tout. Le trip de la découverte, la traque d’une entité dangereuse, malsaine. Mais, bon Dieu de bon Dieu, elle était en congé, en plein été. Un moment où les gens sont censés s’amuser, faire la fête et se vider l’esprit. Ce soir, seule avec sa gamine au fin fond d’un hôpital, elle se sentait à des années-lumière de ce monde-là.