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Un lourd silence, puis la voix de Lucie, cristalline :

— Il travaillait pour la CIA. Jacques Lacombe travaillait pour la CIA.

Lucie eut le sentiment qu’une nouvelle partie du puzzle s’assemblait. Les pièces s’imbriquaient logiquement, implacablement.

— Ça explique son installation à Washington en 1951, là où siège l’agence de renseignements. Puis son déménagement vers le Canada, alors que Mkultra progressait là-bas. Ils l’ont recruté de la même façon qu’ils ont recruté Sanders… D’abord, ils se sont intéressés à ses films, à ses techniques de manipulateur de l’inconscient. Ensuite, ils se sont mis en relation avec lui et, comme pour le psychiatre, lui ont fourni une couverture — le métier de projectionniste — avec certainement un beau compte en banque.

Sharko approuva :

— Ils ont enrôlé les meilleurs à travers le monde. Scientifiques, médecins, ingénieurs, et même un cinéaste. Il fallait bien des gens pour fabriquer ces vidéos qu’on diffusait aux patients.

Lucie acquiesça. Dans la fureur de l’enquête, elle ne se trouvait plus face à l’homme avec qui elle venait de coucher, mais avec un collègue partageant la même souffrance qu’elle : celle d’une traque dangereuse, impossible.

— Rotenberg m’a dit que le programme qui touchait les enfants et les lapins n’était pas Mkultra, et que le médecin qu’on n’apercevait jamais à la caméra n’était pas Sanders. Donc…

— Jacques Lacombe a travaillé sur les deux programmes. Sur Mkultra avec Sanders à Barley, et sur celui touchant les enfants, avec ce fameux Peterson, ou Jameson, au Mont-Providence. La CIA savait qu’elle pouvait lui faire confiance. Sans doute avait-elle besoin de quelqu’un de fiable pour filmer ce qui se tramait dans ces pièces blanches.

Lucie se leva et alla se servir un verre d’eau. La nuit d’ivresse et de plaisir était déjà loin. Les démons revenaient à la charge. Sharko attendit son retour et lui glissa une main tendre sur la nuque.

— Ça va aller ?

— On continue…

Il appuya sur Lecture. Brainwash01.avi…

Le film de Lacombe, projeté aux malades de Sanders, était d’une bizarrerie époustouflante. Il s’agissait d’un mélange de carrés noirs et blancs, de lignes, de courbes qui oscillaient comme des vagues. On avait l’impression de voguer dans un monde psychédélique, zen, où l’esprit ne savait pas vraiment à quoi se raccrocher. Sur l’écran, les carrés se déplaçaient, lentement, rapidement, les vagues grossissaient avant de disparaître. Sharko fit défiler la vidéo en image par image, et ce fut là qu’apparurent les plans cachés.

Lucie plissa le nez. On voyait des sortes de doigts crochus, qui se repliaient autour de crânes posés sur une table. Des araignées filmées en gros plan, momifiant des insectes de leurs fils de soie. Un énorme nuage noir, dans un ciel parfaitement pur. Un gros caillot sombre dans une flaque de sang. De l’horreur, des aberrations, tout ce que Jacques Lacombe appréciait.

Sharko se frotta les tempes. Il était secoué :

— Ils devaient le diffuser en boucle à leurs patients. Mélangé avec le son des haut-parleurs, ça devait être une véritable machine à laver l’esprit. Ce Lacombe était aussi taré que Sanders.

— Voilà sans doute l’image qu’avait le cinéaste de la maladie psychique : des scènes qui représentent l’emprise, l’emprisonnement, l’invasion de corps étrangers sur l’organisme. Tout ça pour créer une espèce de choc cérébral. De même que Sanders, il voulait tuer la maladie en frappant directement dans l’inconscient. La bombarder comme on bombarde aujourd’hui avec un laser des cellules cancéreuses.

Sharko lâcha sa souris et passa une main dans sa brosse.

— Des barbares… On a atterri dans l’univers de la course à la découverte. Celui de la guerre froide, de la lutte entre l’Est et l’Ouest, où des gens sont prêts à tous les sacrifices pour parvenir à leurs fins.

Lucie soupira et regarda le commissaire dans les yeux.

— Dire que ce sont ces horreurs-là qui nous ont réunis, tous les deux… Sans toute cette monstruosité, on ne se serait jamais rencontrés.

— Il n’y a qu’une relation née dans la souffrance qui puisse rassembler deux flics comme nous. Tu ne crois pas ?

Lucie se pinça les lèvres. La dureté, la folie du monde l’attristaient par-dessus tout.

— Où est la logique, là-dedans ?

— Il n’y a pas de logique. Il n’y en a jamais eu.

Elle montra l’écran d’un coup de menton.

— L’autre répertoire. Il est temps de se coller aux découvertes de Szpilman. En espérant enfin percer ses secrets et en finir une bonne fois pour toutes.

Sharko acquiesça gravement. Autour d’eux, l’atmosphère de la chambre était redevenue poisseuse, lourde. Le flic cliqua et dévoila le contenu informatique du répertoire nommé Szpilman’s discovery. Il s’agissait d’un unique fichier Powerpoint, portant le nom de Mental contamination.ppt. Lucie sentit sa gorge se serrer.

— Attends deux secondes. Rotenberg m’avait parlé de contamination mentale, avant qu’on lui tire dessus. Avec ce qui s’est passé ensuite, les coups de feu, les flammes, j’avais complètement zappé. Ouvre le fichier.

— Une succession de photos, dirait-on.

Le diaporama se lança, dévoilant son poison de pixels. Apparurent alors les clichés avec le soldat allemand braquant les femmes juives, que les policiers avaient déjà vus à la réunion dans les locaux de Nanterre. Le regard du soldat en premier plan était entouré au marqueur.

— Les yeux… Voilà sur quoi Szpilman voulait attirer l’attention.

Série de photos suivante : des charniers.

Des corps d’Africains entassés, enchevêtrés, ramassés par l’armée. L’expression inhumaine d’un ignoble massacre.

— Rwanda… murmura péniblement le commissaire de police. 1994. Le génocide.

Un cliché particulièrement éprouvant montrait des Hutus dans l’action, armés de leur machette. Les visages des agresseurs s’étiraient dans la haine, les lèvres moussaient de salive, les nerfs du cou et des membres saillaient sous la peau.

Encore une fois, les regards des tueurs étaient entourés. Lucie s’approcha au plus près de l’écran.

— Toujours, toujours le même regard… L’Allemand, le Hutu, la petite fille avec les lapins. C’est comme… un trait commun à la folie, traversant les peuples et les époques.

— Différentes formes d’hystéries collectives. On est en plein dedans.

Le photographe de guerre s’était ensuite aventuré au milieu des corps, s’attardant sur les cadavres, ne lésinant pas sur les gros plans macabres.

Le cliché suivant figea Lucie et Sharko dans la stupeur absolue.

Il représentait un Tutsi énucléé, au crâne coupé en deux.

La photo portait une légende : « Au-delà du massacre… L’expression de la folie Hutu. »

Lucie se tassa dans son siège, une main sur le front. Le photographe de guerre avait cru à une barbarie provenant des Hutus eux-mêmes, mais la vérité était ailleurs.

— C’est pas vrai…

Sharko tira sur la peau de ses joues, jusqu’à brider ses yeux.

— Il est aussi passé par là. Le malade qui vole les cerveaux. Égypte, Rwanda, Gravenchon… Combien d’autres lieux encore ?

Dans la foulée, de nouveaux documents arrivèrent, tantôt des photos d’archives, tantôt des scanners d’articles ou de pages de livres d’histoire.

Chaque fois, des génocides ou des massacres. Birmanie, 1988. Soudan, 1989. Bosnie-Herzégovine, 1992. Des clichés maudits, pris dans la fureur de l’instant. Tout ce que l’Histoire avait de pire à régurgiter se trouvait là, face à eux. Et encore les regards entourés. Sharko cherchait les crânes fendus parmi les montagnes de cadavres, sans les trouver. Mais ils étaient certainement là, quelque part entre les morts. Ils n’avaient simplement pas été photographiés.