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Lucie entreprit d’autres recherches qui ne leur en apprirent pas beaucoup plus. Peterson avait bel et bien disparu. Mais les flics connaissaient désormais sa destination d’après 1953 : le Mont-Providence, sous l’identité hydride de Peter Jameson. Il avait été recruté par la CIA, comme les autres, pour faire des expériences avec des enfants. Pour l’heure, la piste s’arrêtait là. Les flics attendaient l’appel du gendarme Pierre Monette pour des informations plus précises.

Lucie cliqua sur le lien du livre écrit à l’époque par James Peterson. L’image de la couverture apparut alors, plongeant les deux flics dans une stupeur vertigineuse.

Elle représentait un taureau d’une taille démesurée, nez à nez avec un petit homme à la moustache blonde, qui avait les mains dans le dos et qui souriait. James Peterson lui-même.

— Le taureau face à l’humain, comme dans le film de Lacombe, fit Sharko. De quoi parle ce fichu livre, précisément ?

En quelques clics, Lucie obtint un bref descriptif de l’ouvrage. Elle lut, à voix haute :

— « Les progrès de la physiologie sont tels qu’il est possible, aujourd’hui, d’explorer le cerveau, d’inhiber ou d’exciter l’agressivité, de modifier les comportements maternels ou sexuels. Le chef tyrannique d’une bande de singes cède le pas à ses subordonnés pour peu qu’on parvienne à stimuler une zone particulière de son encéphale. Cet accès direct au cerveau, par le miracle de techniques physiques surprenantes, constitue peut-être une étape plus décisive dans l’histoire de l’humanité que la maîtrise de l’atome. »

Sharko se redressa. Il percevait que dans les pages de cet ouvrage se cachait à l’évidence leur solution. Il enfila sa veste posée au bout du lit, prit sa liste et se dirigea vers la porte :

— Suis-moi. En attendant l’appel du gendarme, nous allons voir les horreurs que cache vraiment ce livre.

58

On pouvait commander le livre de James Peterson, mais il n’était pas disponible en stock dans les librairies que Sharko et Lucie visitèrent. Vu le titre et le bref descriptif de l’ouvrage, un libraire judicieux leur conseilla de se rendre à la faculté de médecine de l’université de Montréal — la troisième plus grosse faculté d’Amérique du Nord —, et plus particulièrement au centre de recherche en sciences neurologiques. Faisant preuve de bienveillance, il parvint à joindre un professeur du nom de Jean Basso. Il passa alors le combiné téléphonique à Sharko, et les hommes prirent rendez-vous quelques heures plus tard, le temps que Basso s’imprègne de nouveau du livre que, effectivement, il possédait et avait déjà lu.

Dans le taxi, Lucie et Sharko ne parlèrent pas beaucoup, tant ils se sentaient proches d’une bouillabaisse immonde. Ils effleuraient des ténèbres qui avaient enveloppé un pays, la religion, la science, et qui s’étaient insinuées dans les replis d’esprits malades. Lucie pensa à sa famille, ses filles qu’elle essayait d’élever dans l’innocence et dans un monde auquel elle voulait encore croire. Les visages de Clara et Juliette se superposèrent de nouveau à ceux d’Alice et Lydia, ces petites qui n’avaient rien demandé et à qui on n’avait laissé aucune chance. Aujourd’hui plus que jamais, Lucie se sentait impuissante et terriblement faillible.

Ils arrivèrent à destination.

L’université se dressait comme un monstre de béton et de verre, entre le pied ouest du Mont-Royal et les alignements infinis des résidences étudiantes. Le plus impressionnant demeurait ce grand vide qui y régnait au beau milieu de l’été. Plus de cinquante mille élèves absents, des rues désertes, des cafétérias, des salles de sports, des librairies, des magasins fermés. L’impression d’un lieu fantôme, où ne traînaient qu’une partie des chercheurs, ainsi que des employés de l’intendance et de l’entretien.

Lucie et Sharko se firent déposer devant les bâtiments incroyablement design de Polytechnique et interrogèrent les premières personnes qu’ils rencontrèrent. Tant bien que mal, ils parvinrent à obtenir un nom de pavillon : Paul Desmarais.

L’établissement se trouvait à l’autre bout. Un kilomètre plus loin, après qu’ils eurent emprunté des souterrains qui reliaient les édifices entre eux, on les amena dans un bureau et on les présenta au professeur Jean Basso, le directeur de ce qui s’appelait désormais le « Groupe de recherche sur le système nerveux central », le GRSNC. L’homme avait une bonne cinquantaine et de faux airs d’Einstein.

Sharko expliqua à nouveau, en deux mots, le sens de leur visite. Il souhaitait obtenir des informations sur le livre de James Peterson intitulé Le Conditionnement du cerveau et la liberté de l’esprit.

— Je connais parfaitement. Qui pourrait ignorer ses travaux sur le cerveau ? Un scientifique remarquable, qui stoppa ses recherches bien trop tôt.

— Vous en connaissez la raison ?

— Non.

Sharko eut presque envie de dire : « Nous, on sait… Il menait des expériences pas très loin d’ici, sur des enfants cobayes dans le cadre d’un programme secret de la CIA, aux côtés d’un cinéaste fou du nom de Jacques Lacombe. »

— Et savez-vous ce qu’il est devenu ?

— Absolument pas. Seul l’aspect scientifique de l’homme m’intéressait. La vie privée, vous savez…

Il agita un bouquin noir et vert d’environ quatre cents pages, avec la fameuse couverture de l’homme face au taureau. L’ouvrage avait vécu : pages jaunes et cornées.

— Je vais essayer de faire court et de vous expliquer clairement. Il faut savoir que pour les scientifiques de l’époque, ce qui se passait dans notre tête était, grosso modo, une gigantesque boîte noire. Peterson, fort de son génie, s’est intéressé à quelque chose de fondamental en neurosciences : que se passait-il entre les entrées sensorielles — l’œil qui voit un feu rouge — et les sorties comportementales — un pied qui enfonce la pédale de frein ? Quels étaient les mécanismes qui se mettaient en place dans cette fameuse boîte noire pour qu’à partir d’un son, d’une odeur, en résulte un geste ou un comportement ? Le principe fondamental qui a guidé le travail de Peterson était celui de la tabula rasa : selon ce principe, l’esprit nouveau-né n’est qu’une tablette vierge, sur laquelle l’expérience vient inscrire ses messages et ainsi développer les différentes aires du cerveau, propres à chaque sens. En gros, l’origine des souvenirs, des réactivités émotionnelles, des aptitudes motrices, des mots, des idées, qui constituent un individu, se trouvent au départ à l’extérieur de cet individu. Peterson a dirigé un tas d’expériences édifiantes sur des animaux pour appuyer ses suppositions. Par exemple, des singes, qu’il privait de plusieurs de leurs sens dès la naissance. Des chats, qu’il stimulait visuellement sans interruption. Dans le cas de la privation, le cerveau ne se développait pas, et dans celui de la surexposition sensorielle, il atteignait un poids supérieur à la moyenne. Ce qui prouvait bien que la structure cérébrale se façonnait en fonction du vécu sensoriel. On sent, dans le livre, la fascination de Peterson pour l’interaction sens/cerveau.