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Lucie pressentait que Sharko était sur le point d’exploser.

— Pourquoi voler les yeux ? demanda-t-elle d’une voix dure.

Coline Quinat se leva.

— Venez avec moi…

À bout de nerfs, Sharko se fraya un chemin dans la foule des policiers. Quinat les emmena dans un sous-sol vaste et propre. Elle désigna du menton un vieux tapis gris. Lucie comprit, elle roula le tapis et fit apparaître une petite trappe, qu’elle ouvrit. Elle plissa le nez : là-dessous, l’horreur.

Dans un minuscule réduit reposaient des dizaines de bocaux où flottaient des paires de globes oculaires. Iris bleus, noirs, verts, tournoyant dans leur formol… Avec dégoût, Lucie tendit un récipient au commissaire. Coline Quinat fixa le bocal avec attention. Quelque chose de maléfique brillait dans ses propres pupilles.

— Les yeux… La lumière, puis l’image, puis l’œil, puis le cerveau, puis le syndrome E… Tout est lié, comprenez-vous à présent ? L’un ne peut exister sans l’autre. Ces yeux que vous avez entre les mains sont, pour la plupart, ceux par qui le syndrome E s’est propagé. Ils m’ont toujours fascinée, comme ils ont fasciné Jacques Lacombe et mon père. Ce sont des organes si parfaits et précieux. Ceux que vous tenez appartenaient à Mohamed Abane, que ces stupides légionnaires ont pris pour son frère Akim Abane. Vous serrez entre vos doigts les yeux d’un patient zéro, mademoiselle. Des yeux qui ont absorbé d’une manière que nous n’expliquerons peut-être jamais ce syndrome de façon spontanée, et qui l’ont guidé jusqu’au cerveau pour que sa structure se modifie. Ces yeux ne méritaient-ils pas qu’on les conserve précieusement ?

Sourdait désormais de ses pupilles à elle une forme de folie que Lucie ne parvenait à définir. Une folie née de l’acharnement d’êtres humains prêts à tout pour aller au bout de leurs convictions. Lucie se tourna vers Sharko, plongé dans l’ombre, là-bas, puis elle empoigna Coline Quinat par le coude et la dirigea vers les hommes, qui attendaient à l’étage. Avant de l’abandonner aux mains des forces de l’ordre, elle lui demanda :

— Vous allez passer le reste de votre vie en prison. Tout cela en valait-il vraiment la peine ?

— Oh que oui, ça en valait la peine ! Vous ne pouvez soupçonner à quel point.

Et elle lui sourit. Lucie comprit, à ce moment, qu’aucun barreau ne pourrait jamais emprisonner ce sourire-là.

— Les images, jeune femme… Les images de plus en plus violentes sont partout. Pensez à vos propres enfants, abrutis devant leurs ordinateurs et leurs jeux vidéo. Pensez à ces cerveaux malléables, que le règne de l’image altère dès la petite enfance. Cela n’existait pas, il y a vingt ans. Si vous avez l’occasion, regardez les rapports d’autopsie des corps d’Éric Harris, Dylan Klebold, Joseph Whitman, ces ados qui entrent dans les lycées avec un fusil et tirent sur tout ce qui bouge. Allez faire un tour du côté de leur amygdale cérébrale, et vous verrez qu’elle est atrophiée. Vous comprendrez que c’est la planète tout entière qui court à son propre génocide.

Elle serra les lèvres, les écarta de nouveau :

— N’importe qui. Le syndrome E peut toucher n’importe qui, dans n’importe quel foyer. Demain, ce sera peut-être vous ou vos enfants, qui sait ?

Elle n’ajouta rien de plus. Les policiers l’emmenèrent.

Frigorifiée, Lucie redescendit seule, sans faire de bruit, comme privée de ses forces, épuisée, avec une seule envie : rentrer, se lover dans les bras de ses filles et se coucher. Sharko était assis devant les dizaines d’yeux qui l’observaient et hurlaient encore leurs ultimes souffrances.

— Tu remontes ? fit-elle à son oreille. Qu’on fiche le camp d’ici. Je n’en peux plus.

Il la regarda longuement sans répondre, et se leva, émettant un profond soupir.

Ils étaient allés au bout. Au bout de l’horreur, dans un voyage sans retour qui avait dévoilé toutes les folies imaginables. Celles des hommes, des pays, du monde. Un monde qui vivait dans le chaos, asservi par le règne de l’image violente.

Sharko appuya sur l’interrupteur, en haut de l’escalier. Les iris de Mohamed Abane brillèrent une fraction de seconde, avant de s’éteindre pour toujours dans l’obscurité du sous-sol.

C’était terminé…

Épilogue

Un mois plus tard

La plage des Sables-d’Olonne déroulait son grand croissant doré sous le soleil d’août. Les yeux cachés derrière des lunettes aux verres fumés, Lucie observait ses petites, Clara et Juliette, qui remplissaient leurs seaux de sable mouillé et jouaient avec leurs pelles. Quelques mouettes tourbillonnaient, une rumeur tiède et apaisante montait de l’océan. Partout, les gens étaient heureux, se partageant le moindre mètre carré de plage. L’endroit était noir de monde.

Pour la dixième fois en moins d’une heure, Lucie se tourna vers la digue. Il allait arriver, d’une minute à l’autre. Lui, Franck Sharko, l’homme qui occupait ses pensées depuis plus d’un mois. Celui dont le visage restait enfoui au plus profond d’elle-même, comme une petite lumière qui ne s’éteignait jamais. Depuis l’arrestation de Coline Quinat, ils ne s’étaient revus que trois fois, se ménageant des allers-retours éclairs en TGV qui donnaient lieu à des embrassades furtives. Ils s’étaient en revanche appelés presque tous les soirs. Parfois, ils n’avaient pas grand-chose à se dire, et d’autres fois, ils discutaient des heures. Leur relation se construisait, avec des tâtonnements et des maladresses.

Même s’ils avaient essayé d’éviter le sujet, leur dernière affaire avait laissé une empreinte indélébile dans leurs esprits. La souffrance intérieure mettrait du temps à cicatriser. Dans les heures qui avaient suivi son interpellation, Coline Quinat avait tout lâché. Des noms de hauts gradés militaires, de membres des services secrets, de certains politiques, de scientifiques. Un centre non officialisé de recherches et de neurochirurgie dédié au syndrome E et à la stimulation cérébrale profonde avait été développé dans les arcanes du service de santé des armées, dix mètres sous terre. On y étudiait, développait des protocoles expérimentaux, on y pratiquait des opérations chirurgicales, aussi. Lentement mais sûrement, les têtes pensantes allaient tomber les unes après les autres. Le dossier était encore évidemment en instruction, le secret-défense ne facilitait rien mais ceux qui devaient payer allaient bientôt payer. Normalement…

Lucie revint à ses jumelles, assises dans une flaque d’eau. Elle leur avait ordonné de rester tout près d’elle vu le monde. Les filles jouaient à quelques mètres en riant. Un seau, une pelle, le bonheur… Finis les jeux vidéo, Lucie s’était débarrassée de toutes les consoles. Préserver au maximum ses filles du monde de l’image, de leur violence intrinsèque, de leur effet néfaste sur l’esprit. Revenir aux choses les plus simples, à ces vieux jouets en bois ou en plastique, aux activités manuelles, au découpage. Tout se perdait si vite avec l’avancée de la technologie. Quelque part, Quinat avait raison : dans quel mur allait le monde ?

Dans une semaine, les vacances se termineraient déjà. Il faudrait rentrer à Lille, s’enfermer dans l’appartement et réfléchir. Réfléchir à l’avenir, à un lendemain à améliorer dans une vie où tout allait bien trop vite. Lucie fit couler du sable entre ses doigts, se répétant, encore, qu’elle ne pourrait pas exister, s’épanouir sans être flic. Son job, c’était comme un gène, accroché au plus profond de ses cellules. Son métier faisait qu’elle était Lucie Henebelle, il lui donnait son identité profonde. En revanche, elle savait qu’elle pouvait s’améliorer, être une meilleure mère, une meilleure fille aussi. Elle avait l’intime conviction qu’elle y parviendrait. Tout était une question de volonté.