— Si. Tenez ! Amusez-vous avec cette babiole ! À condition de ne pas allumer le plafonnier !
— Comme si vous ne me connaissiez pas ! Mais… Qu’est-ce que c’est ?
Accoutumés à manier des choses fragiles et délicates, les doigts du banquier tournaient et retournaient l’étrange objet qui, à première vue, ne lui évoquait rien sinon qu’il était en or. N’attendant pas de réponse de son passager, Kledermann se rua soudain sur la vitre de séparation avec le chauffeur :
— Vous traînez, Joseph ! Plus vite, que diable !
La voiture partit telle une fusée, évitant de peu un couple d’amoureux qui rêvassait en traversant l’avenue et qui eut très peur, récompensé par un chapelet d’injures pêchées dans plusieurs ports du monde qu’Aldo écouta, mi-admiratif, mi-scandalisé :
— Mes sincères félicitations, beau-père ! émit-il en tirant son mouchoir pour s’éponger le front. Je vous savais polyglotte… mais là c’est impressionnant !
— Oh, ne me cassez pas les pieds ! Nous arrivons !
La Rolls en effet stoppait au bas du perron, mais Kledermann était dehors et escaladait les marches à une vitesse fulgurante sans plus se soucier d’un gendre qui, à moitié mort de rire, le suivait machinalement. L’un derrière l’autre, les deux hommes franchirent la porte de bronze que le majordome ouvrit juste à temps, puis s’élancèrent vers l’escalier principal :
— Ça va, Grüber ? lança au passage un Aldo épanoui…
— Je… Oh ! Monsieur le prince ?… J’espère que Votre Excellence va bien. Et que Madame…
— Tout le monde va au mieux ! On se reverra tout à l’heure
Une minute plus tard, la porte du cabinet de travail se refermait et Aldo notait que Kledermann donnait deux tours de clé, ce qui libérait l’accès à une chambre forte où il avait vécu – il n’y avait pas si longtemps ! – l’une des pires émotions de sa vie. Une dizaine de coffres s’y alignaient, mais il ne suivit pas son beau-père, se contentant de l’observer depuis le confortable fauteuil où il se laissa tomber. Il savait approximativement ce que contenait chacune des armoires d’acier, et ouvrit un œil surpris en le voyant s’attaquer au deuxième de ces coffres. Un rien vexé d’ailleurs : cet animal aurait-il déjà trouvé la solution de l’énigme d’or qu’il lui posait ?
Il comprit qu’il ne se trompait pas quand Moritz revint avec un écrin frappé aux armes de Bourgogne qu’il mit sur le bureau avant de l’ouvrir, découvrant trois superbes rubis-balais sur leur lit de velours noir, puis plaça la monture à côté.
— C’est bien ça ? fit-il avec dans la voix une note de triomphe. La monture des « Trois Frères »…. Des perles et du grand diamant de Bourgogne ?
Aldo rendit les armes… mais pas entièrement :
— C’est bien ça ! admit-il, et je vous félicite sincèrement d’avoir résolu si rapidement la colle que je vous posais. Elle n’avait rien d’évident… Et maintenant qu’est-ce que vous dites de ça ?
Sous le regard un rien surpris de son beau-père, Aldo retroussa la jambe droite de son pantalon, fouilla dans sa chaussette et en extirpa un sachet de daim noir, le garda dans sa main le temps de remettre de l’ordre dans sa toilette puis fit glisser le contenu de l’autre côté de la monture, sans cesser d’observer le visage de Kledermann, s’attendant à y lire une intense surprise.
Ce fut beaucoup mieux. Avec un hoquet de stupeur, celui-ci se jeta littéralement sur la pierre qu’il posa sur sa paume pour l’examiner sous tous ses angles, l’approcha des autres, la déplaça, mit presque le nez dessus :
— Incroyable ! murmurait-il. C’est tout bonnement incroyable ! Je n’ai jamais vu une copie aussi parfaite !
— Ce n’est pas une copie ! fit Aldo en lui tendant sa loupe de joaillier. Ce rubis a été taillé à la même époque et par la même main que ceux-ci ! Il est en outre parfaitement authentique.
Cette fois, le collectionneur, atteint dans ses œuvres vives, fronça un sourcil réprobateur :
— Vous n’essayeriez pas de suggérer que mes « Trois Frères » sont faux ?
— Je m’en garderais bien ! Je les connais suffisamment… Pourtant…
— Quoi, pourtant ?
Morosini reprenait sa loupe et examinait un à un les trois enfants chéris de son beau-père :
— Je suppose que vous les avez vérifiés quand ils sont revenus de leur excursion en France2 ?
— Naturellement !… Non ! clama-t-il soudain. J’étais si heureux de les récupérer que je…
— Donnez-les-moi ! On va en avoir le cœur net !
Et durant d’interminables minutes, l’expert revenu en surface scruta les trois pierres l’une après l’autre avant de conclure avec un soupir :
— Le doute n’est pas possible ! Ce sont bien les vôtres !
Il pria mentalement pour que sa voix ne laissât rien paraître parce que, pour la première fois de sa vie, il émettait un jugement – non pas délibérément faux ! – mais entaché d’un doute, et ce doute, c’étaient les rubis de Kledermann qui le lui inspiraient !… C’était à n’y pas croire : à plusieurs reprises, il avait eu l’occasion d’admirer la collection de Moritz et, chaque fois, l’éblouissement s’était produit même lorsque, dans le bureau de Langlois, quai des Orfèvres à Paris, on avait ouvert les sacs retrouvés dans la villa de Saint-Maur. Il est vrai qu’il y en avait tellement que l’œil, gavé d’étincelles, avait peut-être un moment perdu de son acuité, mais à présent une chose était certaine qu’il entendait garder pour lui-même : les « Trois Frères » de Kledermann étaient susceptibles de ne pas être les vrais, même s’ils se ressemblaient énormément… Pourtant !…
Il reprit « son » rubis, le remit dans son sachet, glissa l’ensemble dans sa chaussette, à l’étonnement douloureux de son beau-père :
— Vous le reprenez ? murmura ce dernier, déçu..
— Naturellement je le reprends ! Au fond de votre coffre, il ne me serait d’aucune utilité. N’oubliez pas qu’il doit exister de par le monde deux autres cailloux semblables… sans compter les perles et le fameux diamant !… En revanche, je vous fais volontiers cadeau de l’armature d’or. Elle est trop fragile pour subir impunément des trajets, emballée dans n’importe quoi… et il m’est impossible de la loger dans mon autre chaussette !
Kledermann en convint finalement et accepta le présent avec une joie d’enfant, ce en quoi il ressemblait à nombre de collectionneurs sur la planète.
— Nous allons fêter cela ! fit-il joyeusement. Quel champagne préférez-vous ?
— N’importe lequel ! Chez vous, il n’y a pas de place pour la médiocrité ! Mais, si vous le permettez, je voudrais téléphoner à Lisa !
— Pour avoir son avis sur le champagne ?
— Non, mais, quand je suis parti, elle a voulu savoir où j’allais et je lui ai répondu que je n’avais pas le droit de le lui dire. Alors elle a ajouté : « Si par hasard tu allais à Zürich, préviens-moi ! Je viendrais te rejoindre ! »
Et il fila vers le téléphone pour demander Venise. On lui annonça une attente d’un quart d’heure, ce qui était inespéré, surtout en hiver.
— Elle est capable de prendre le train de nuit ! annonça le banquier qui connaissait bien sa fille.
— Je l’espère un peu !
La compagnie des téléphones suisses ayant fait son travail avec une remarquable exactitude, quinze minutes plus tard Aldo obtenait Venise… mais pas Lisa. Il écoutait si attentivement que Kledermann s’apprêtait à s’enquérir de quoi il retournait, quand il entendit son gendre déclarer :