Pendant que les deux femmes se retiraient, il raconta son voyage.
Quand il eut fini, l’un des plis soucieux qui marquaient le visage de Pierre Langlois s’était effacé et il faisait jouer le rubis entre ses doigts. Cependant il ne parla pas tout de suite et les deux hommes respectèrent son silence.
— Incroyable ! soupira-t-il enfin, parlant pour lui-même davantage que pour ses interlocuteurs. Il suffit qu’un crime se commette dans un endroit et ait la moindre relation avec vous deux pour que l’on découvre à la clé un quelconque joyau…
— Le Talisman du Téméraire, un joyau quelconque ? Comme vous y allez ! protesta Aldo.
— Là, c’est un peu différent, puisque l’on vient de vous offrir un magnifique rubis. Qui n’en pose pas moins une énigme puisque rien n’a été soustrait de la collection Kledermann et que, cependant, vous jurez qu’il est aussi authentique que les autres ?
— J’avoue y perdre mon latin !
— On arrivera peut-être à le retrouver avec ce que nous avons réussi à obtenir comme information : la voiture qui a enlevé Mlle du Plan-Crépin a été immatriculée en Suisse, canton de Neufchâtel. Pas bien loin de Grandson côté Suisse, un peu plus évidemment du domaine de Mme de Granlieu, côté France, où, à l’exception des domestiques, il n’y a personne. Claire, la petite-fille de la comtesse et sa gouvernante, Miss Phelps, sont parties pour l’Angleterre comme sa mère l’avait dit à Sauvageol. Naturellement, on vérifie ! Pour l’Angleterre, on a alerté Warren, comme il se doit : la gouvernante et l’enfant y sont depuis une dizaine de jours. Sauvageol, lui, est en Franche-Comté. Faire parler les gens de la maison n’est pas évident. Leur maîtresse est partie précipitamment pour Paris la veille du jour où elle a été assassinée, appelée par un coup de téléphone qui semble l’avoir bouleversée, sans rien confier à qui que ce soit. Mais elle n’a pas voyagé en voiture : elle s’est fait conduire à la gare de Pontarlier. Depuis, plus de nouvelles !
— Et Plan-Crépin ? demanda Adalbert. Vous avez du neuf ?
Langlois détourna la tête, visiblement gêné, les regards des deux autres fixés sur lui. Il l’avoua d’ailleurs :
— Vous devez vous douter que, si j’en avais, j’aurais commencé par là. Depuis son enlèvement, rue de la Bienfaisance, nous n’avons pas relevé le plus petit indice. Quant à la voiture elle-même, Berne a eu l’obligeance de nous répondre qu’elle appartenait à un Membre du Grand Conseil qui s’en était servi tous ces jours derniers sans aucun problème…
— Encore un numéro maquillé ! déplora Adalbert. La mode n’est pas près de devenir désuète chez les truands. En tout cas, je suis content que nos « dames » nous aient laissés entre hommes parce que ce que vous venez de nous apprendre rétrécit encore l’espoir de retrouver notre Plan-Crépin vivante. Le misérable qui a tranché la gorge d’une vieille femme n’aura certainement aucun scrupule à lui en faire autant avant de l’expédier dans un fourré, au bord d’on ne sait quelle route.
À la – oh, très légère ! – surprise d’Aldo, il y avait des larmes dans les yeux et dans la voix, volontairement bourrue, de Vidal-Pellicorne.
— Vous n’allez pas m’apprendre mon métier ? protesta Langlois. Tous les ordres possibles ont été donnés dans ce sens mais, avec ce que vient de nous dire Morosini, je pense le contraire, on pourrait la retenir en otage.
— Pour quoi faire ?
— Le voyage a dû vous fatiguer ! C’est pourtant vous qui venez de donner une couleur différente à ce drame en rapportant ce rubis qui, si j’ai tout compris, était celui de feu Mme de Hagenthal, sœur de la victime. Par un moyen de chantage quelconque – la petite-fille peut-être ? –, on a pu contraindre Mme de Granlieu à se défaire de sa propre pierre… ce qui nous ramène directement aux joyaux du Téméraire. Il doit être possible de savoir qui est la troisième fille, donc où se trouve le troisième rubis ?
Aldo hésita un instant. Livrer le troisième nom allait ouvrir, pour son ami comme pour lui-même, les vannes d’une véritable marée de problèmes. Pourtant, si de ce côté-là on pouvait attraper un fil conducteur permettant de récupérer Plan-Crépin…
— Je sais qui est la troisième fille ! annonça-t-il fermement.
— Et c’est ?
— Mme Timmermans, la veuve du roi du chocolat belge !
— Nom de D… !
Ça, c’était la réaction d’Adalbert. Il se hâta d’ailleurs d’ajouter :
— Tu es sûr ?
— Oh, absolument ! Ce genre de femme ne s’oublie pas facilement !
— À qui le dis-tu !
— Excusez-moi, Messieurs, intervint Langlois, mais voyez-vous j’existe et j’aimerais assez partager vos soucis en la matière ?
— Il va bien falloir ! soupira Aldo, résigné. Toutefois, s’il était possible de nous tenir en dehors de cette affaire, en ce qui concerne cette dame du moins ?
— Pourquoi ?
Adalbert se racla la gorge avant d’émettre :
— Vous vous souvenez des émeraudes de Montezuma1 ?
Le regard de Pierre Langlois se chargea d’ironie :
— Je n’aurais garde d’oublier… comme de toutes les affaires où vous avez été mêlés ! (Puis se retournant vers Aldo :) Je sais que vous y avez perdu un ami cher… et que Vidal-Pellicorne a endossé un coup de feu vengeur afin de protéger la jeune carrière d’un futur procureur de la République qui, depuis, a renoncé au Parquet.
— Vous savez ça ?
— Disons que je l’ai deviné !
— Et que vous m’avez facilité la tâche. Ce dont j’ai omis de vous remercier d’ailleurs !
— L’important était que la Justice y trouve son compte. Et maintenant, dites-moi pour quelle raison vous ne souhaitez pas que l’on parle de vous à Mme Timmermans ?
— Ni à sa fille, l’ex-baronne Waldhaus, mais dans cette histoire c’est plutôt Morosini qui a eu à s’en plaindre, fit Adalbert en baissant considérablement le son de sa voix parce que celle de Lisa venait de se faire entendre dans la pièce voisine. Elle lui a joué un tour pendable…
La porte s’ouvrit à cet instant précis pour livrer passage à la tête rousse de la jeune femme :
— Excusez mon intrusion, Monsieur Langlois, Tante Amélie demande si vous nous feriez le plaisir de dîner avec nous ?
L’invité refusa courtoisement : il n’était pas libre ce soir mais… peut-être un autre soir ?
— Celui que vous voudrez ! Dites-le seulement à ces deux-là… Je vous laisse…
Lisa disparut. La porte se referma.
— Tu crois qu’elle écoute aux portes, ta femme ? chuchota Adalbert.
— Sans aucun doute ! Elle ne dépare pas la famille Morosini ! Mais revenons à nos moutons…
— Si vous veniez plutôt me raconter ça au Quai ? J’ai le sentiment que vous seriez plus libres ?
— Avec reconnaissance ! accepta Aldo, soulagé.
— Alors demain matin, onze heures ! Inutile de vous demander d’être ponctuels, vous fonctionnez comme des horloges ! Et je pense que, pour ce soir, il vaut mieux que vous restiez entre vous. C’est de votre chaleur à tous dont a besoin Mme de Sommières, et je n’ose pas me permettre d’imaginer ce qu’elle pourrait ressentir si…
Il s’arrêta juste avant d’achever sa phrase. Ce fut Aldo qui compléta :
— Si on ne retrouvait pas Marie-Angéline vivante ? C’est notre hantise ! Je suis certain qu’elle n’a pas dormi depuis sa disparition !
C’était malheureusement vrai et, le lendemain, tandis que les deux hommes rejoignaient le quai des Orfèvres, Lisa envoya discrètement Cyprien chez le Professeur Dieulafoy, ami et médecin depuis de longues années, pour obtenir de lui un hypnotique léger que Tante Amélie pourrait absorber sans s’en apercevoir.