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En s’embarquant ce matin-là dans la discrète Renault qu’Adalbert avait achetée après la grave blessure d’Aldo au château de la Croix-Haute1 , celui-ci avait l’impression de remonter le temps. Comme ils l’avaient déjà fait en se rendant à Chinon, ils abandonnaient rue Alfred-de-Vigny leurs personnalités propres pour se couler dans celles de deux journalistes : Lucien Lombard de L’Intransigeant pour Adalbert et Michel Morlière de L’Excelsior pour Aldo, et cela grâce aux cartes de Presse que l’égyptologue avait réussi à se procurer – Dieu sait comment  ! – mais aussi aux passeports et permis de conduire fournis sans bouger un cil par Pierre Langlois. Bien entendu les vêtements s’accordaient aux personnages : tweeds et whipcords résolument anglais comme la casquette d’Aldo, son associé ayant opté – Dieu sait pourquoi ? – pour un béret noir porté à la mode du Pays basque, solides chaussures à semelles de crêpe et ample « Burberry » à chaude doublure amovible.

— Tu as peur qu’on ne nous prenne pour des jumeaux ? avait remarqué Aldo en désignant le couvre-chef de son ami.

— Y a de ça ! Tu aurais préféré mon chapeau tyrolien orné d’un blaireau ?

Ce qui désorientait le plus Aldo, c’est qu’il avait dû confier ses petits objets familiers à l’impitoyable Langlois : son étui à cigarettes en or gravé à ses armes, son portefeuille en crocodile timbré d’une couronne, la chevalière en sardoine « aux armes » qu’en principe il ne quittait jamais. On lui avait seulement laissé son alliance !

— J’ai l’impression d’être tout nu ! confia-t-il à Adalbert.

— Bah ! Vivre un peu comme M. Tout-le-Monde ne te fera pas de mal ! Et Langlois sait ce qu’il fait ! On devrait déjà le remercier à genoux de son aide. Il faut qu’il ait une sacrée confiance en nous ! La disparition de Plan-Crépin et Sauvageol qui ne donne pas signe de vie le tourmentent d’autant plus que, selon les rapports arrivés de la frontière franco-suisse, il y régnerait une atmosphère bizarre…

— Reste à savoir ce qu’il entend par bizarre ? Je crois qu’il ne le sait pas lui-même.

— On va essayer d’éclairer sa lanterne…

Après avoir déjeuné à Dijon, ils arrivèrent à Pontarlier au crépuscule mais n’eurent aucune peine à repérer l’hôtel de la Poste, le plus ancien et le meilleur de la ville, jouissant d’une réputation méritée. Même si Langlois ne le leur avait pas recommandé, ils n’auraient pas cherché un autre point de chute. Le temps – pluie et neige mélangées avec un soupçon de brouillard et une température quasi hivernale – n’avait rien pour leur être agréable et, même en se partageant les heures de volant, ils étaient rompus en parvenant à destination.

Ce début de mars ressemblait comme un frère à un décembre grincheux et ce fut avec un vif plaisir qu’ils prirent possession de deux chambres confortables pourvues du chauffage central et de douches. Il y avait aussi une salle de bains, mais pour tout l’étage, et même Aldo qui adorait tremper interminablement dans de l’eau chaude et parfumée à la lavande en fumant cigarette sur cigarette opta sans hésiter pour la douche, bouillante puis fraîche, qui lui donna un coup de fouet. Et ce fut d’un pas ferme que l’on pénétra dans la vaste salle à manger égayée par une cheminée à l’ancienne où pétillait un feu de bois, non loin de laquelle ils trouvèrent une table.

La réputation de la maison se justifiait car pratiquement toutes les autres tables étaient occupées, surtout par des hommes arborant cette mine réjouie de qui s’attable devant un bon repas. De même les conversations allaient leur train, ce qui leur permit de passer en revue ces visages… parmi lesquels ils reconnurent non sans surprise celui de l’inspecteur Durtal qui – lui seul savait pourquoi ? – ne donnait pas non plus signe de vie à Langlois. Il n’avait d’ailleurs prêté aucune attention à eux quand ils avaient effectué leur entrée. On verrait ça plus tard !

— Pour l’instant, à nous les délices locales ! se réjouit Adalbert dont le moral remontait toujours devant une table alléchante.

Il commença par décevoir le serveur qui leur proposait l’apéritif du pays – le Pernod ! –, l’une des gloires de la région Jura-Franche-Comté, l’absinthe y poussant avec ardeur. Il le refusa parce que ni l’un ni l’autre ne l’aimait, mais il le consola en disant qu’ils préféraient ne boire que des vins du terroir se mariant avec leur commande : velouté au potiron et aux châtaignes, croûtes aux champignons2 avant un superbe poulet au vin jaune qui effacèrent les fatigues de la route.

D’où il était placé, c’était Adalbert qui voyait le mieux Durtal. Ce qui ne l’avançait pas d’un pouce parce que le policier lisait, tout en dînant, un journal plié et appuyé contre sa bouteille de vin, il semblait avoir oublié les gens autour de lui. Pourtant le poids de ce regard qui revenait sans cesse de son côté avait dû finir par se faire sentir car, soudain, il releva la tête et ses yeux se plantèrent droit dans ceux de l’égyptologue. Ses sourcils remontèrent et l’esquisse d’un sourire éclaira son visage, puis il se remit à sa lecture tandis que le serveur changeait son couvert pour le plat suivant.

— Ça va, fit Adalbert en dépliant sa serviette. Il nous a repérés. En tout cas si quelqu’un se fait du mouron pour Sauvageol, ça n’a pas l’air d’être lui ! Tranquille comme Baptiste, le bonhomme !…

Il achevait à peine sa phrase que le patron en personne venait murmurer quelques mots à l’oreille de Durtal qui, abandonnant journal et tarte aux pommes, se leva et le suivit. Aldo esquissa le mouvement d’en faire autant :

— Reste tranquille ! S’il y a du nouveau, il nous l’apprendra tout à l’heure ! Sinon, ça va être la ruée ! On doit manquer de distraction dans ces montagnes. Surtout en hiver ! En plus, c’est très bon ! Alors mange !

Ils finirent leur dîner sans que Durtal ait reparu. Ils en étaient à envisager une seconde tasse de café, puis y renoncèrent. On le prendrait à l’endroit idoine. Ce fut quand ils sortirent de la salle à manger qu’ils virent le policier foncer droit sur eux :

— Il y a du nouveau ! Relayant les douaniers, les gendarmes viennent de ramener Sauvageol…

— Vivant ? demanda Aldo.

— Il respire, c’est tout ce que je peux vous dire ! On le conduit à l’hôpital !

— C’est loin ?

— Dans ces petites villes fortifiées au bord de la frontière, rien n’est jamais loin : un cercle de remparts coupé par une rue principale allant d’une porte à l’autre et c’est tout. Nous sommes au milieu, l’hôpital est riverain du Doubs, près de la porte sud-est. J’ai pensé…

— Vous avez parfaitement pensé et on vous remercie, dit Aldo. On y va !

— Si on nous accepte ? corrigea Adalbert. On ne raffole peut-être pas des journalistes par ici ?

— Ne vous en faites pas pour ça !

— Où les douaniers l’ont-ils trouvé ?

— Dans un fourré à la descente du col de Fourgs. C’est un de leurs chiens qui l’a découvert. Une chienne plutôt : Gitane, et elle aurait pu ne pas le remarquer, mais il avait joué avec elle quand il est allé à la douane et elle ne l’a pas loupé !

— J’ai toujours dit qu’il fallait se procurer des relations dans toutes les couches de la société, émit Adalbert. Et, pour moi, les chiens c’est primordial ! J’avoue que je les adore !

— J’ignorais, constata Aldo. Pourquoi n’en as-tu pas ?

— Avec mon métier ? Pour lui faire attraper je ne sais quelle saleté en Égypte ou y crever de chaleur ? J’en aurai quand je prendrai ma retraite.

— Tu n’as plus l’intention de te marier ?