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— L’abondance du sang versé aussi, et cette obstination du Téméraire à se jeter au-devant d’un sort fatal auquel, avec davantage de sagesse et moins d’orgueil, il aurait pu échapper…

— De sa mère, Isabelle de Portugal, il tenait la saudade, cette mélancolie que portent en eux les princes de la maison de Bragance.

Adalbert médita pendant quelques instants :

— Après le désastre de Grandson, où s’est-il réfugié ? demanda-t-il.

— À Nozeroy, dans le fort château de son fidèle Jean de Chalon, ancêtre des princes d’Orange qui a été tué par les Suisses. Charles en était le suzerain, d’ailleurs, la Comté-Franche appartenait à la Bourgogne. À Nozeroy, il a léché ses plaies, subi une violente dépression nerveuse que seule la musique pouvait apaiser. Mais sa rage l’a remis debout et il a préparé une deuxième campagne vengeresse. Pour forger des canons il a fait fondre les cloches de Bourgogne ; il a battu le rappel, fait surgir de nulle part une nouvelle énergie alimentée par sa haine des Suisses et, trois semaines après le désastre de Grandson – trois semaines ! –, il posait son camp au-dessus de Lausanne pour y recevoir une amie dont il espérait l’aide : la duchesse Yolande de Savoie !

— Une amie ou une maîtresse ?

— Jamais il n’eut de maîtresse ! Trois épouses mais un seul amour, Isabelle de Bourbon, sa première femme, ravissante mais fragile et qui avant de mourir lui avait donné sa fille Marie. Il l’a pleurée sa vie entière ! La deuxième épouse a si peu compté – quelques mois ! – que j’en ai oublié le nom. La troisième, Marguerite d’York, belle, froide et très pieuse, a été une parfaite duchesse de Bourgogne et une mère pour la petite Marie !

— Un seul amour pour le fils de Philippe le Bon, ce coureur de jupons effréné ? Difficile à croire !

— C’est justement cette vie désordonnée qui lui en a inspiré l’horreur, et Yolande de Savoie ne fut qu’une amie, sans plus. Elle, peut-être, l’a aimé, pas au point toutefois de lui confier son armée. Si encore il avait accepté de marier Marie à son fils, mais elle vit venir à Lausanne le protonotaire impérial Hessler et Mgr Nanni, Légat du Pape, et conclure sous ses yeux l’union future de Maximilien d’Autriche, fils de l’empereur, avec l’héritière de Bourgogne… Elle refusa alors de lui apporter son soutien. Quelques semaines plus tard, il la faisait enlever sur la route de Genève et ramener en Comté-Franche, dans l’idée d’en faire une monnaie d’échange…

— Avec qui ?

— Son frère !

— Et c’était qui, celui-là ?

— Louis XI ! L’ennemi mortel qui depuis des années travaillait à sa perte et qui, sans bouger de son château tourangeau, allait le mener doucement jusqu’à l’étang gelé de Nancy où la mort l’attendait… Dis-moi, je te croyais ferré à glace sur l’histoire de France ?

— Mais je le suis ! protesta Adalbert, vexé. Seulement le Téméraire n’avait pas encore réussi à me passionner : un trublion arrogant, riche comme un puits et sans doute pas très futé…

— Béotien ! C’était un personnage shakespearien, rêvant d’empire…

— … et surtout possesseur d’une incroyable quantité de joyaux, parures et pierres en tout genre ! Il ne pouvait que te fasciner !

— Je l’avoue… et je ne t’en veux pas de lui préférer Ramsès II et Toutankhamon !

— Ah, ça c’est du solide ! Des kilos d’or au lieu d’une nébuleuse de scintillements emportés par le vent de l’Histoire ! Mais rassérène-toi : tu m’as inoculé ton virus et, en rentrant à Paris, j’irai me documenter…

— Inutile de farfouiller dans des bouquins : quand on aura retrouvé Plan-Crépin, tu n’auras qu’à l’interroger. Je suis sûr qu’elle en sait plus que n’importe qui sur le dernier Grand-Duc d’Occident ! Tu paries ?

— Ce que tu voudras… si c’est elle qui raconte !… Mais je te rappelle qu’on n’a pas encore remis la main dessus, et que ça change la donne !

Aldo ne répondit pas, sensible à la – ô si légère fêlure ! – apparue dans la voix de son ami. Il éprouvait la même angoisse, sachant pertinemment que, pour les habitants du parc Monceau comme pour ceux de Venise, il manquerait un éventail de couleurs à leurs vies, si elle ne devait plus jamais y mêler la sienne.

Saisi d’une hâte soudaine, il appuya sur l’accélérateur. La voiture bondit, expédiant Adalbert dans le pare-brise :

— Hé là ! hurla-t-il. Qu’est-ce qu’il te prend ? C’est ma voiture, n’oublie pas !

— Tu m’en as fait d’autres avec l’Amilcar !… Et j’ai hâte de rentrer maintenant ! Je te signale que la nuit tombe…

Là douane où il n’y avait personne fut franchie en un temps record et, un quart d’heure plus tard, on stoppait devant la Gendarmerie. Le brigadier Méry, sous-fifre de Verdeaux, se tenait sur le pas de la porte, les pouces glissés dans son ceinturon et les jambes écartées, martial à souhait :

— Où aviez-vous disparu ? Le patron vous cherche partout...

— Mea culpa ! s’excusa Adalbert. J’ai oublié de lui dire que nous allions faire un tour à Grandson. Il y a du nouveau ?

— Plutôt, oui !

D’un même élan, ils s’engouffrèrent sous la voûte, laissèrent la voiture et se précipitèrent dans le bureau du capitaine. Celui-ci y siégeait en majesté :

— Ah, vous voilà tout de même ? D’où venez-vous ?

— Nous sommes allés nous balader en Suisse. Alors, qu’avez-vous appris ? Où est-elle ?

— Au couvent !

— Vous en avez donc un dans le coin ? s’étonna Aldo.

— Pour quelle raison y est-elle ? lâcha Adalbert.

— Pour répondre à l’un comme à l’autre, nous en avons un en effet. Et un beau : celui de l’Annonciade dont vous avez pu admirer hier la porte de la chapelle en passant devant. Et Mlle du Plan-Crépin n’est pas à l’Annonciade depuis longtemps ! À peine une heure !

— Comment y est-elle venue ?

— D’où sortait-elle ?

— Pas tous les deux à la fois ! pria Verdeaux. Écoutez seulement : à la tombée de la nuit, un homme qui n’a pas voulu se présenter l’a déposée à la sœur tourière, disant que vous viendriez la chercher. Il a même donné vos noms – les vrais ! – en spécifiant qu’il ne fallait la remettre qu’à vous, sinon elle pourrait être en danger. Il est reparti. Le couvent nous a alors téléphoné. Et depuis on vous attend !

— L’homme n’a pas révélé son identité pour la récompense ?

— Il a dit de la verser aux religieuses. Qu’elles sauraient comment l’employer. Maintenant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de filer et de quitter la ville aussitôt. Si vous attendiez le jour, vous éveilleriez trop de curiosité ! Les affichettes ont fait suffisamment de chahut cet après-midi !

— Où est Langlois ?

— Il est déjà reparti avec le corps de ce pauvre garçon. Mais il attend des nouvelles. Vous devez vous en doutez. Il ignore encore qu’on l’a retrouvée. Que décidez-vous ?

— On va la récupérer sans tarder mais…

Comme Aldo semblait embarrassé, le capitaine s’étonna :

— Quelque chose qui vous gêne ?

Ce fut Adalbert qui lui répondit :

— Notre foncière honnêteté nous interdit de partir sans payer notre hôtel ! À moins que le patron ne se contente de nos valises et de nos brosses à dents !

— J’avoue que je n’y pensais pas, fit Verdeaux en riant. Si vous voulez, je m’en charge ? En passant par le garage. Je suppose que vous ne trimballez pas plusieurs malles ?

— Non. Chacun une mallette ! Je vous signe un chèque, vous le remplirez et ferez nos adieux… très laudatifs ! L’hôtel est parfait… et on pourrait bien revenir !