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— Oh, je n’y vois pas d’inconvénients ! On manque de distractions et Mme Verdeaux a été très heureuse de vous recevoir !

Une demi-heure après, Adalbert garait sa voiture dans la ruelle longeant le couvent, tous feux éteints. Il avait d’abord pensé faire un tour dans la ville voir où en était la circulation, mais elle s’était beaucoup raréfiée depuis leur retour qui avait coïncidé avec la sortie des bureaux. De plus, le froid reprenait et chacun avait hâte de retrouver la chaleur de sa maison.

Naturellement, il n’avait pas été question d’aborder le couvent par la chapelle dont le ravissant portail – XVIIIe siècle mais inspiré par la Renaissance ! – était l’un des plus beaux ornements de la rue de la République, et Aldo l’avait regretté. En passant par l’étroite porte de côté, il avait l’impression de voler quelque chose à Dieu ! Et si Plan-Crépin, pieuse à la limite de la bigoterie, lui répondait qu’elle préférait rester ?

Il en eut réellement peur quand, introduit dans un parloir agrémenté d’un grand crucifix faisant face au portrait de la fondatrice de l’Annonciade : sainte Jeanne de France, fille de Louis XI, Adalbert et lui-même saluèrent la religieuse qui les accueillait. Hors du temps dans ce costume inchangé depuis le XVe siècle : robe grise sous le long scapulaire rouge, guimpe hermétique et voile blanc que recouvrait à demi un voile noir, elle tenait ses mains cachées sous ses manches, mais l’une devait porter un anneau car, à la grande croix pendant sur sa poitrine à un ruban bleu pâle, il comprit qu’elle était la Mère Supérieure, et les deux hommes, sans s’être concertés, s’inclinèrent comme ils l’auraient fait cinq siècles auparavant. Le langage d’Aldo s’en ressentit quand elle demanda qui des deux était le prince Morosini.

— C’est mon nom en effet, Révérende Mère, et mon compagnon est Adalbert Vidal-Pellicorne, archéologue. Nous sommes les cousins de votre réfugiée.

— En ce cas, je ne vous propose pas de vous asseoir car je suppose que vous êtes pressés par le temps ?

— Oui, Révérende Mère, nous avons hâte d’être à Paris, chez la marquise de Sommières où habite Marie-Angéline et qui est fort en peine d’elle… à moins qu’elle n’ait besoin des soins d’une clinique ?

— Non. Je pense que son état est aussi satisfaisant que possible après le coup qu’elle a reçu. Fatiguée sans doute, mais elle semble douée d’une belle énergie, ajouta-t-elle avec un sourire. On vous l’amène !

Se détournant, elle frappa dans ses mains. La porte qui était derrière elle s’ouvrit, livrant passage à celle qu’ils avaient redouté de ne plus revoir.

Toujours aussi digne que d’habitude dans ses vêtements visiblement défraîchis et sales mais emmitouflée d’un vaste châle de laine grise – le chapeau, lui, avait disparu, remplacé par une ecchymose sur la tempe gauche recouverte d’un pansement en taffetas gommé –, elle avança à leur rencontre sans sourire :

— Bonsoir, Messieurs ! Lequel de vous est le prince Morosini ?

Le silence qui tomba devait peser aussi lourd que le toit du couvent. Adalbert ouvrit la bouche sans libérer le moindre son. Aldo fronça les sourcils :

— C’est moi, Angelina ! Et voici celui dont Lisa, ma femme, dit qu’il est mon « plus que frère », Adalbert Vidal-Pellicorne. Vous ne nous reconnaissez pas ?

— Non. Croyez que j’en suis désolée !

— Voulez-vous voir nos passeports ?

— Non. C’est inutile ! Où m’emmenez-vous ?

— Rue Alfred-de-Vigny, à Paris, chez Tante Amélie dont, depuis des années, vous êtes l’indispensable compagne. Autrement dit, chez vous ! À moins que vous ne préfériez rester ici ?

— Non, on m’a reçue avec une infinie bonté mais je dois me mettre à la recherche de ce que je suis… de mon passé !

— Vous avez oublié qui vous êtes ? demanda Adalbert d’une voix blanche.

— Je… Oui !

— Jusqu’à votre nom : Marie-Angéline du Plan-Crépin, fille noble… dont les ancêtres ont fait les Croisades ?

Une brève lumière s’alluma dans les yeux qui parfois semblaient dorés mais qui, pour l’instant, n’étaient que jaunes :

— Les Croisades ?… Ah, c’est intéressant !

— Parce que vous vous rappelez ce que c’était ? s’étonna Aldo sans cesser de la fixer.

— Oui. Peut-être. C’étaient des expéditions vers…

— Nous n’avons guère le temps d’en faire l’historique ! Vous savez ça et vous ignorez votre nom ?

— Ben… oui ! Je ne peux rien vous dire d’autre ! Alors vous m’emmenez ou pas ? s’impatienta-t-elle d’un ton qui ressuscita brièvement l’ancienne Plan-Crépin.

— On vous emmène ! Je vois que cette blessure a besoin d’être soignée ! ajouta-t-il en désignant le pansement.

Décidé à sortir rapidement d’une situation qu’il ne savait pas s’il devait la juger grotesque ou navrante, Aldo pressa le départ, remercia la Supérieure de sa bonté mais eut quelque peine à la persuader d’accepter le chèque de récompense :

— Ne me dites pas, Révérende Mère, que les Filles de sainte Jeanne de France n’ont aucune misère à soulager ni travaux de conservation pour leur sainte maison ?

— Vous connaissez notre fondatrice ? Pourtant vous n’êtes pas français ?

— Non. Vénitien, mais français je le suis par ma mère.

— Alors, allez en paix !… tous les trois et que Dieu vous accompagne ! La Congrégation priera pour vous et pour que votre rescapée retrouve sa mémoire. Son amnésie provient sans doute du coup reçu à la tête…

Ni Aldo ni Adalbert ne devaient oublier ce voyage au bout de la nuit qui leur fit longtemps l’effet d’un cauchemar tant ils redoutaient l’impact sur leur marquise de cette amnésique qu’on lui ramenait.

— Telle qu’on la connaît, elle devrait le supporter assez bien, assura Adalbert… Elle va convoquer le cher Professeur Dieulafoy pour qu’il l’examine et envisage un traitement adéquat. L’amnésie est partielle. Il devrait être possible de l’effacer.

Ils parlaient à voix basse pour ne pas déranger Marie-Angéline qui, deux sandwichs avalés de bon appétit – la bonne Mme Verdeaux leur ayant préparé « de quoi se soutenir », le terme de casse-croûte ne faisant pas partie de son vocabulaire d’épouse de notable –, s’était étendue sur la banquette arrière, emballée dans des couvertures. Elle ne broncha même pas quand on s’arrêta pour faire le plein d’essence et boire un café.

Ils furent à Paris au petit jour et, quand Adalbert – c’était son tour de conduire ! – coupa le moteur devant le portail, Aldo se précipita à l’intérieur de l’hôtel, afin d’éviter un trop grand choc à Tante Amélie sans doute, mais aussi à ses vieux serviteurs.

On l’écouta dans un silence désolé interrompu de « Hélas » et de « Notre pauvre demoiselle ! ». Exclamations navrées auxquelles Mme de Sommières mit un terme en déclarant qu’à tout mal correspondait son remède et qu’on allait y pallier au plus vite. Puis elle ordonna à Aldo d’aller chercher la malade.

— Après quoi, tous les deux, vous irez vous reposer l’un et l’autre. Vous tenez à peine debout. L’important, c’est qu’elle soit là ! On causera plus tard… On va la conduire dans sa chambre et la coucher. Même si elle a dormi pendant le trajet, elle doit être fatiguée ! Et… si cela ne vous ennuie pas, Aldabert, je voudrais que vous emmeniez Aldo faire la sieste chez vous. Vous reviendrez avec lui pour le dîner ! Exécution !

Ils obtempérèrent, non sans une certaine inquiétude. Tante Amélie, qu’ils avaient craint de plonger dans le chagrin, semblait chercher du secours sinon dans la colère, au moins dans la mauvaise humeur.