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— Je suppose que vous avez des questions à me poser ? Et j’ai pas mal de choses à vous apprendre. Pas tout malheureusement, car il y a des trous dans ma mémoire !

— Il paraît que vous l’avez perdue ?

— Pas complètement ! En revanche, je peux éclairer votre lanterne sur plus d’une interrogation !

— Allez-y, je vous écoute. Je sais qu’il vaut mieux vous laisser parler sans contrainte. Des questions pourraient couper le fil…

Comme elle savait le faire, elle répéta presque mot pour mot ce qu’elle venait de raconter.

Langlois l’écouta attentivement sans rien manifester. Ce fut seulement à l’endroit exact où elle avait arrêté son premier récit qu’il réagit :

— Mais, enfin, entre votre chute du toit et votre venue à l’Annonciade, vous n’avez aucun souvenir ?

— Vous en avez de bonnes, vous ! Si l’on vous frappait à l’endroit où vous avez déjà reçu un coup, j’aimerais savoir quelle serait votre réaction ? Regardez ! Une chance que ce ne soit pas fracturé !

D’un geste vif elle arracha le rectangle de toile gommée révélant l’hématome, d’un bleu virant au noirâtre violacé, qui s’épanouissait en dessous. Un résidu de sang séché y affleurait encore. Ce n’était pas beau à voir et Langlois, après avoir posé un doigt délicat dessus, s’excusa :

— Je suis désolé, soupira-t-il, mais on a tellement l’habitude de votre esprit – on pourrait le qualifier d’extralucide ! – que l’on oublie parfois que vous êtes de chair dotée de la même capacité de souffrance que le commun des mortels !

— Oh, je ne vous en veux pas ! Je suis déjà assez navrée de vous décevoir. C’est dur, vous savez, d’apprendre que, pendant des heures, des jours, on vous a manipulée sans pouvoir se défendre !

Elle semblait si triste tout à coup qu’Aldo vola à son secours :

— Dans ces cas-là, il est préférable de ne pas insister et même essayer de penser à autre chose. Cela peut revenir inopinément d’un seul tenant ou en petits morceaux !

— Oui, mais je pense qu’il faudra de nombreuses tentatives afin de percer le brouillard… et puis si on n’aboutit à rien, pourquoi pas l’hypnose ? hasarda Adalbert, l’air innocent.

Comme il centrait alors son attention sur le bout de ses doigts, il ne vit pas le coup d’œil furieux que Marie-Angéline lui lança mais qu’Aldo, lui, ne manqua pas :

— Pourquoi pas en effet ? Mais avant d’en venir à cette extrémité je privilégie les essais répétés. L’hypnose, je m’en méfie, cette thérapie peut donner de bons résultats ou déchaîner des catastrophes ! Et, dans son cas, avouez que ce serait dommage ?

— Très juste, approuva la marquise en souriant. Allez-y doucement ! Je ne veux pas que l’on me l’abîme, et vous conviendrez avec moi que, pour l’instant présent, détente et repos me semblent nécessaires ! C’est du moins l’avis du cher Professeur Dieulafoy !

Aldo sentit que l’atmosphère fraîchissait. Que Tante Amélie veuille protéger Plan-Crépin, il n’y avait rien là que de très naturel et Langlois le comprenait sûrement fort bien, mais il n’en avait pas moins un de ses hommes à venger et c’était celui qu’il préférait. Son visage s’assombrit devant l’espèce de plaidoyer de la vieille dame :

— Loin de moi la pensée d’user de violence envers qui que ce soit ! affirma-t-il. Surtout envers une personne qui, à plusieurs reprises, m’a apporté une aide aussi habile qu’efficace mais (et il prit un temps afin de donner leur poids aux paroles qu’il allait prononcer)... Mais j’ai à faire payer à un misérable la mort de Gilbert Sauvageol, sans compter celles de Mme de Granlieu et du domestique de sa belle-fille, et celui-là, tant que je ne le tiendrai pas, je ne cesserai de le poursuivre en employant tous les moyens que la loi met à ma disposition. Et rien ni personne ne m’arrêtera parce que j’ai désespérément besoin d’aide… Voulez-vous dire cela au Professeur Dieulafoy ?

Il se leva brusquement, s’inclina devant les deux femmes, salua les hommes d’un bref signe de tête et quitta le jardin d’hiver à pas rapides. Pétrifiés, ceux-ci laissèrent s’établir un silence qui devint vite insupportable et qu’Aldo brisa :

— Si nous perdons son amitié, nous nous préparons des jours difficiles ! Ne m’en veuillez pas, Tante Amélie, mais vous avez mis un peu trop d’enthousiasme à me suivre sur la voie que j’ai ouverte si imprudemment. On n’a aucune envie qu’il interroge Marie-Angéline et il l’a compris !

— On ne peut tout de même pas le laisser la soumettre à la question après ce qu’elle a subi. Et vous et nous par-dessus le marché !

— Avec tout le respect que je vous dois, nous, c’est sans importance ! Ce qui en a, c’est que nous goûtons un soulagement on ne peut plus naturel… mais que sur l’autre plateau de la balance se trouvent trois morts : une vieille dame timide, un domestique désireux de nous aider – quelle qu’en soit la raison profonde, vengeance ou autre – et un jeune homme courageux, plein d’avenir… Sans compter un salopard qui, lui, doit être en pleine forme ! Maintenant Marie-Angéline, on vous écoute ! Si vous avez le moindre indice à nous donner, c’est le moment, et on verra la stratégie à adopter vis-à-vis de Langlois !

— Combien de fois faudra-t-il vous répéter que je ne me souviens de rien ! fit-elle, butée. Et, avec votre gracieuse permission, je vais me reposer parce que je ne tiens plus debout, figurez-vous !

Ce n’était peut-être pas le moment, mais Adalbert se mit à rire :

— La noble descendante des Plan-Crépin m’a tout l’air d’avoir perdu beaucoup de son légendaire tonus ! Il est vrai que ça fait un bout de chemin… depuis les Croisades. Il en est ainsi du genre humain… l’inéluctable dégénérescence de la vieillesse et…

Il n’eut pas le temps d’achever son propos. Appliquée d’une main vigoureuse – inattendue de la part d’une convalescente  ! – la paire de claques de Marie-Angéline l’assit dans le fauteuil placé derrière lui. Aussitôt suivie du bruit d’une porte claquée. Drapée dans sa dignité et après avoir ramassé son taffetas gommé, Plan-Crépin, Dieu sait pourquoi ? choisit de regagner sa chambre en passant par l’escalier de service… et la cuisine !

— Elle va sûrement demander un en-cas à Eulalie ? commenta la marquise. Elle doit avoir faim et il est l’heure de dîner et de…

Elle n’avait pas complété sa phrase que ladite Eulalie faisait irruption, visiblement furibonde :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? clama-t-elle. Je me décarcasse à lui concocter un délicieux vol-au-vent aux truffes pour fêter son retour et Mademoiselle Marie-Angéline refuse même d’y goûter ? En revanche, elle me demande des sandwichs ? C’est la pire offense qu’on m’ait jamais infligée !

— Retournez à vos fourneaux, Eulalie, je vous suis ! déclara Aldo.

Dans la cuisine où Plan-Crépin s’activait à beurrer généreusement une tartine dans un superbe isolement – le reste du personnel sentant l’orage avait disparu –, Aldo arriva en trombe et, calmement, lui enleva des mains le pain et le couteau à beurre. Puis il chercha une cuillère, la plongea dans une casserole et la promena sous le nez de la rebelle :

— Sentez cette odeur suave ! Vous pensez vraiment faire à Eulalie l’injure de manger une invention britannique – je n’ai rien contre d’ailleurs ! – alors qu’elle a travaillé toute la journée pour vous offrir cette merveille qui est votre plat favori ? Goûtez, que diable !

— Je n’ai pas faim !

— Sauf pour un quignon de pain, une livre de beurre et la moitié d’un jambon ? J’ai dit : goûtez si vous ne voulez pas que je vous l’enfourne de force !