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Il commençait à descendre l’escalier, quand il vit qu’à mi-hauteur une autre robe de chambre s’y mouvait, précédée d’un mince faisceau lumineux. La propriétaire ne pouvait être que Plan-Crépin, Tante Amélie était nettement plus grande qu’elle et en outre n’aurait jamais eu l’idée d’errer dans sa maison munie d’une lampe électrique. Elle aurait tout allumé d’un coup !

Et comme il n’y avait aucune raison pour que Plan-Crépin qui connaissait les lieux comme sa poche n’en fît pas autant, il ôta ses mules de cuir, pour leur éviter de claquer ou même de lui échapper, et se mit en devoir de surveiller les agissements de la pseudo-amnésique. Cette perte de mémoire trop opportune, il n’y croyait pas. Peut-être Marie-Angéline en avait-elle été affectée au moment de son enlèvement, mais il était quasiment certain qu’elle gardait présents à sa mémoire les sévices subis près de la frontière suisse.

Au bas des marches, elle entra dans le premier salon, puis obliqua aussitôt à gauche pour se rendre à la bibliothèque… dont elle eut la bonne idée de ne pas refermer la porte derrière elle. Aldo se posta près du battant entrebâillé. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Plan-Crépin se livrait à une telle débauche de précautions alors qu’elle était le plus normalement du monde chez elle et même dans l’exercice de ses fonctions. Si la lectrice d’une dame n’avait plus le droit d’aller explorer la bibliothèque même en pleine nuit où allait-on ? L’ennui était que, depuis le début de cette histoire, Plan-Crépin semblait s’être donnée à charge de faire tout à l’envers.

Elle ne s’y attarda pas longtemps et, visiblement, elle ne quitta la pièce qu’à regrets. Aldo se replia derrière un fauteuil de façon à ne pas être surpris. Comme c’était un vaste fauteuil Second Empire, il acheva son mouvement en s’asseyant dedans et attendit le temps nécessaire pour s’assurer qu’elle était bien rentrée dans sa chambre. Alors seulement il quitta son refuge et, à son tour, pénétra dans la bibliothèque mais en allumant l’électricité.

Là, il examina soigneusement l’endroit qu’elle avait exploré. Aucun livre ne manquait puisqu’elle n’avait rien pris. Il y avait tout de même une indication : il s’agissait d’ouvrages traitant de l’Histoire en général : celle de pays étrangers, de France et de certaines provinces comme la Provence, l’Artois, la Bretagne, la Normandie. Si, comme tout le laissait supposer, Plan-Crépin s’intéressait à la région Jura-Franche-Comté, il n’y avait rien. Pas davantage sur la Bourgogne, et au fond ce n’était pas étonnant. Tante Amélie avait hérité son hôtel d’une courtisane exerçant ses talents sous Napoléon III, qui avait séduit son oncle, s’était fait épouser au grand scandale de la famille mais qui, ayant rencontré la petite Amélie, s’était prise d’affection pour elle et en avait fait son héritière. Nouveau scandale toutefois, à cette époque Amélie était mariée et son époux que l’affaire amusait lui avait conseillé de donner la fortune à une œuvre mais de garder la rue Alfred-de-Vigny « pour ses vieux jours », quand l’hôtel du faubourg Saint-Germain serait envahi par le reste des Sommières. Elle s’en était trouvée satisfaite et s’était contentée de changer des tentures un rien tapageuses comme une abondance de coussins, une débauche de pompons, de glands de passementeries, et avait consacré tous ses soins au jardin d’hiver dont elle avait fait une petite merveille et sa pièce à vivre favorite. La bibliothèque, elle ne s’en était pas beaucoup occupée, préférant s’en constituer une selon ses goûts et aussi ceux de Plan-Crépin. Et quelle que soit la documentation qu’elle cherchait, Plan-Crépin serait mieux inspirée de s’adresser à Adalbert qui, lui, en possédait une importante à l’instar de celle du palais Morosini à Venise.

Il allait remonter se coucher quand il remarqua une feuille de papier, échappée peut-être à la visiteuse nocturne… que d’ailleurs il entendit revenir d’un pas rapide, ce qui lui laissa juste le temps de se cacher dans le vestiaire du vestibule pour éviter de la rencontrer.

Compatissant, car elle ne se résignait pas à abandonner sa recherche, il songeait à se défaire du papier non sans lui avoir jeté un œil et, refermant silencieusement la porte du vestiaire sur lui, il alluma l’applique qui au-dessus d’un miroir servait à vérifier l’aplomb d’un chapeau, par exemple. C’était un portrait à la plume comme Marie-Angéline s’entendait si bien à en tracer. Elle possédait un réel talent de portraitiste : quelques traits et n’importe quel visage prenait vie.

Celui-là représentait un homme jeune ! Aldo était persuadé de l’avoir déjà rencontré. Mais où ? Plus question d’abandonner le papier maintenant, du moins tant qu’il ne l’aurait pas décrypté. Marie-Angéline n’aurait qu’à en dessiner un autre ! Il se hâta d’éteindre avant d’entrebâiller légèrement son placard.

Il attendit. Elle ne se résignait pas à abandonner ses investigations. Preuve de l’importance pour elle de ce feuillet. Elle y passa une bonne demi-heure et Aldo commençait à se sentir à l’étroit dans son réduit, quand enfin elle abandonna et regagna ses pénates. Il patienta encore un peu, puis en fit autant avec un grand luxe de précautions, sachant qu’une explication « à chaud » n’aurait rien donné, sinon une suite de vociférations parfaitement inopportunes !

Rentré chez lui, et sans même quitter sa robe de chambre, il alla s’asseoir sur son lit, alluma sa lampe de chevet et se plongea dans la contemplation de sa trouvaille. Connaissant le talent de l’étrange fille pour saisir une ressemblance en quelques traits de plume – et toujours sans le moindre repentir –, il sut que, s’il rencontrait cet homme dans la rue, il le reconnaîtrait tout de suite…

Le personnage pouvait avoir une trentaine d’années, un beau visage plein aux traits réguliers, porté sur un cou solide, des yeux sombres à l’expression grave sous des sourcils droits. La bouche était ferme, le menton légèrement fendu. Les cheveux noirs coupés court selon la formule du bol retourné évoquait les temps anciens et le port du casque, pourtant ce visage-là était moderne… peut-être en raison desdits cheveux qui bouclaient vers l’intérieur au-dessus du front, suivant une ligne continue découvrant à moitié les oreilles. En outre, le vêtement était un pull-over à col roulé.

Une théorie de points d’interrogation se bousculait dans le crâne d’Aldo sur l’identité du personnage. Le plus simple eût été sans doute de poser la question à la dessinatrice mais… Mais, au cas où elle « nourrirait un sentiment » pour son modèle – il y avait une chance de tomber juste ! – Dieu seul savait – et encore ! – quel genre de séisme il risquait de provoquer. Alors ? Aller en parler avec Tante Amélie sur la sagacité de laquelle on pouvait toujours compter  ? Mais un : il était près de deux heures du matin et même si les nuits de la vieille dame étaient courtes, elle avait coutume de dormir à cette heure-là. Deux : sa chambre et celle de sa lectrice étant contiguës, il était difficile de bavarder avec elle sans éveiller cette curiosité dont Plan-Crépin débordait ! Ce ne serait guère plus aisé au matin. Conclusion : aller faire un tour chez Adalbert dans la matinée pour lui soumettre le problème. Un de plus à partager ! Sans compter le motif qui avait poussé Plan-Crépin dans la modeste bibliothèque de la maison ?