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Toujours réduit aux conjectures, il en était à sa quatrième cigarette et songeait à diluer ses cogitations dans un sommeil de plus en plus urgent quand on « gratta » à la porte dans le meilleur style Versailles, mais il n’eut pas le temps de répondre : déjà Plan-Crépin soi-même se matérialisait. Et ne jugeait pas utile de s’excuser :

— C’est ce que je pensais, fit-elle. Vous ne dormez pas !

— Rarement la lumière allumée ! répondit-il sans quitter le pied de son lit. Vous non plus apparemment ?

— Cela me semble évident !

— C’est gentil à vous de veiller sur moi, mais était-ce vraiment utile de venir m’en informer ? Je ne vous propose pas de vous asseoir, l’heure n’étant guère convenable pour des visites ?

— Je n’en avais pas non plus l’intention. Je viens chercher quelque chose qui m’appartient !

— Quoi ?

Elle poussa un soupir à ébranler les murs :

— Aldo ! Ni vous ni moi n’avons plus l’âge de ces jeux puérils et surtout nous nous connaissons trop ! Voulez-vous me rendre ce que vous avez trouvé tout à l’heure ?

— Volontiers mais à deux conditions  !

— Lesquelles ?

— D’abord me dire ce que vous êtes allée chercher dans la bibliothèque. En vain, si je ne me trompe ?

— Je n’ai rien trouvé, et avec tout le respect que je vous dois, cela ne vous regarde pas !

— Et malpolie par-dessus le marché ! soupira Aldo, les yeux au plafond. Voyons ce que vous ferez de la seconde question. Qui est-ce ? ajouta-t-il en sortant le papier de sa poche. J’ai l’impression de l’avoir déjà rencontré quelque part ?

— C’est possible, mais il faudra vous contenter d’examiner vos souvenirs. Moi, je ne vous dirai rien !

Abandonnant le persiflage pour la gravité Aldo demanda :

— Pourquoi ?

D’un geste rapide, elle lui arracha le portrait des doigts :

— Parce que je l’ignore !

— Vous faites des portraits de gens sans les connaître ?

— Dans ce cas particulier c’est… pour mémoire ! J’ai… aperçu cet homme et son visage m’a frappée, mais je ne sais pas qui il est !

— Et vous pensiez le rencontrer dans la bibliothèque ?

— Pourquoi pas ? Je croyais me souvenir que nous avions un bouquin sur la Franche-Comté mais je me trompais…

— Vous ne pouviez espérer dénicher les portraits de tous les habitants ?

— Qu’est-ce que je risquais à essayer ? Vous me connaissez suffisamment pour savoir que je n’aime pas les questions sans réponse ! À présent, souffrez que je me retire, comme on dit au théâtre. Vous devez avoir sommeil ?

— Absolument pas !

— Moi si, voyez-vous ! Bonne nuit, Aldo, pour ce qu’il en reste ! Et pendant que j’y pense, vous devriez ouvrir une fenêtre ! Cela empeste le tabac ici…

1 Le frère de Théobald, son valet.

6

Quand se réveillent les vieux démons…

Alternant les périodes claires, les crachotements et même quelques craquements apocalyptiques, le téléphone fonctionnait aussi mal que possible. En outre, la voix de Lisa semblait venir des profondeurs de la Terre.

— Mais enfin, où es-tu ? brama Aldo. Où ?… Crie plus fort !… Oh, tu es à Ischl ?… Mais qu’est-ce que tu fais là-bas ?… Tu as quitté Zürich ?

Soudain l’espèce d’orage qui sévissait sur la ligne perdit de sa virulence et Aldo put entendre nettement que l’aqua alta sévissant encore à Venise et Moritz Kledermann ayant décidé de se rendre à Paris, il avait commencé par mettre son petit monde à l’abri à Rudolfskrone, chez Grand-mère, avant de s’envoler vers les grandes aventures… Enfin un :

— Tu vas bien ?

— Très bien, mon cœur… mais j’ai bien compris ? Tu as dit « s’envoler » ?

— Oui, mais tu es au courant pour son avion ? Il nous a tous empilés dedans et « vogue la galère », si j’ose dire. Le pilote nous a déposés sagement sur la pelouse du château. Là-dessus, ton beau-père a baisé la main de Grand-mère et, sans même accepter un café, il a repris l’air au désespoir des jumeaux !

— Mais… on tient à combien dans ce machin ? J’imaginais un « coucou » à deux places : le pilote et un passager et…

— Jamais de la vie ! On y tient à une dizaine, y compris le pilote et le steward pour le jus d’orange ! Tu sais que Papa ne fait jamais les choses à moitié et je dirais même que ça s’est aggravé depuis son aventure à Lugano ! Il veut vivre intensément, et comme il en a les moyens… Ah ! À ce propos, je préfère te prévenir que tes héritiers adorent l’avion et qu’il faut te préparer à t’en proc…

Un affreux craquement mit fin au discours de Lisa.

— Doux Jésus ! soupira Aldo en reposant le combiné. Je me demande si Moritz ne perd pas un peu la tête depuis son aventure chez les dingues ! Il faudra que j’en parle au Professeur Zehnder !

— C’est quoi son dada aérien ? Un « liner » ? demanda Adalbert.

— Presque ! Il peut embarquer dix personnes ! La prochaine fois, il s’achètera un paquebot genre transatlantique !…

— Qu’est-ce que tu veux qu’un Suisse fasse d’un transatlantique ? Ils n’ont pas le moindre bout de côte ?

— Quoi qu’il en soit, cela n’a jamais empêché les Suisses d’avoir d’excellents marins et souviens-toi qu’ils ont une foultitude de lacs pour s’entraîner ! Il arrive que le Léman s’offre de furieuses tempêtes, mais ce n’est pas pour parler météorologie que Lisa a appelé. Elle voulait seulement nous prévenir que son père rapplique ! Toutes affaires cessantes.

— A-t-il des habitudes à Paris ou faut-il lui préparer une chambre ? émit Mme de Sommières. Il bouge si rarement !

— Oui ? Eh bien, on dirait que ça change ! En revanche, ayant horreur de gêner et tel que je le connais, il n’accepterait pas. Il me semble que, quand il vient à Paris, il descend au Ritz comme je le faisais moi-même. Et c’est naturel puisque César Ritz avait vu le jour sous le ciel de l’Helvétie, et nous n’avons rien d’autre à faire que l’attendre ! conclut Ado.

Et on passa à table sans plus d’états d’âme !

Environ quatre heures plus tard, le téléphone sonnait à nouveau. Le banquier annonçait, en effet, sa présence au palace de la place Vendôme et invitait à dîner le tandem Aldo-Adalbert. Vexée, Mme de Sommières enfourcha aussitôt le plus proche de ses grands chevaux :

— Toujours cette manie discriminatoire qu’ont les hommes de laisser les femmes à l’écart lorsqu’il se présente quelque chose d’intéressant !

— Vous voulez venir dîner au Ritz ? la taquina Aldo. Cela ne vous ressemble guère ?

— Non. Je veux que cet imbécile vienne dîner ici ! Nous sommes fourrés jusqu’au cou dans une histoire à laquelle personne ne comprend rien, et comme je suis persuadée que ce voyage impromptu n’y est pas étranger, je déteste l’idée d’être tenue à l’écart ainsi que Plan-Crépin !… Et ne me regarde pas comme cela ! Je sais que cette espèce de réclamation est aussi inconvenante que possible, mais il y a des moments où la coupe déborde !