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— Contre qui, les préparatifs ? demanda Adalbert.

— Les Cantons suisses, évidemment, et singulièrement Berne, qui était déjà en quelque sorte la capitale fédérale. Il n’en a pas encore fini avec l’amertume, l’humiliation même que lui a laissées Grandson et cette « armée de vilains » devant lesquels la sienne, si belle, a déguerpi et l’a obligé à en faire autant. Il a soif de vengeance…

— Il part quand de Lausanne ? s’enquit Kledermann qui s’était mis à prendre des notes. Je suppose qu’il a attendu le beau temps ?

— Exact ! L’armée est massée à Morrens au nord de Lausanne. Charles la rejoint le 2 mai, puis en prend le commandement le 4 juin, tandis que la duchesse Yolande va s’établir à Gex pour y attendre la suite des événements…

— Mais enfin, coupa Kledermann. Quels étaient leurs rapports ? Était-elle sa maîtresse ?

— Certainement pas ! Comme je l’ai raconté à Adalbert l’autre jour, le Téméraire n’a jamais eu de maîtresse et n’a aimé qu’une femme, la mère de Marie. Mais en ce qui concerne Yolande de Savoie, je crois qu’elle l’aimait… bien qu’elle soit la sœur de Louis XI qui, depuis son château de Plessis-lès-Tours, orchestrait le drame qui se jouait…. Cinq jours après son départ, l’armée arrive devant Morat, belle et forte cité au bord de son petit lac. Charles pourrait se contenter d’en faire une étape de son chemin vers Berne, mais, par crainte peut-être d’être pris à revers, il s’arrête le 11 juin, met le siège autour de la ville alors que les Cantons commencent seulement à se rassembler à Fribourg et à Berne. Pour prendre Morat, Charles va leur laisser largement le temps nécessaire pour former une coalition en s’alliant à l’Alsace et au jeune duc René de Lorraine qui rassemble des troupes à Strasbourg. Et ce qui devait arriver arriva : le 22 juin, on attaquait les Bourguignons devant Morat que ceux-ci n’avaient pas réussi à prendre… et ce fut à nouveau la déroute… le repliement sur la Comté-Franche.

— Encore à Nozeroy ? demanda Adalbert qui insensiblement se passionnait pour le récit.

— Non. À Salins. À peu près à mi-chemin entre Pontarlier et Dole sur la route de Dijon. À Salins, dont il espère tirer un bienfait pour son corps et ses nerfs épuisés grâce à ses eaux salées déjà connues au temps des Romains. C’est alors qu’il fait enlever la duchesse Yolande pour la conduire dans les environs… Pas pour y vivre avec elle des amours cachées ! Elle n’est désormais pour lui qu’un otage ! Il en profite pour lui reprendre les joyaux confiés quelques jours auparavant…

— Oh ! s’indigna le banquier. Le geste n’est pas élégant…

— Je vous l’accorde mais il n’en est plus à l’élégance ! À Salins, il attend son demi-frère, le Grand Bâtard de Bourgogne, un vrai héros et qui est aussi son très fidèle général. Antoine est en train de réunir tout ce qu’il trouve pouvant porter une arme et s’en servir. Il ramène aussi des canons. Les cloches de Bourgogne se sont tues dans le duché. À Salins, Charles réunit les États de Bourgogne cependant qu’à Gand, la plus forte cité de ses possessions du Nord, les députés non seulement ne se dérangent pas mais refusent toute aide à leur suzerain. Pour quoi faire ? Ils tiennent l’épouse – Marguerite d’York – et la fille de Charles ! La duchesse leur oppose d’ailleurs son mépris. Elle s’enferme avec Marie dans son palais de Ten Walle – à Gand même ! – qu’elle a vite fait de transformer en citadelle imprenable. Surtout pour les bourgeois !

— Doucement avec les bourgeois ! observa Kledermann, mi-figue mi-raisin.

— Vous, vous êtes un cas à part ! commenta Adalbert en levant son verre. Vous en remontreriez à des rois… sans compter que votre fille est princesse.

— Vil flatteur ! Il reste longtemps à Salins ?

— Presque tout le mois de juillet. L’armée en formation, elle, se regroupe autour du petit château de la Rivière dans les environs. Il ira s’y installer le 22, je crois. Mais il ne songe plus à attaquer les Suisses : le duc René de Lorraine s’affaire à récupérer son duché et bientôt Nancy, dont Charles voulait faire la capitale de son royaume… Pourtant celui-ci ne se laisse pas gagner par la hâte. Il a repris courage : d’autres troupes vont lui arriver : celles du condottiere napolitain Campobasso naguère encore à sa botte et qui ne revient que pour mieux le trahir. Celles, plus fiables, réunies aux Pays-Bas par Engelbert de Nassau et Philippe de Croÿ, et c’est seulement fin septembre qu’il quitte la Rivière pour aller secourir Nancy que tient pour lui Jean de Rubempré. Plus pour longtemps ! Quand, le 7 octobre, il arrive à Neufchâteau à quinze lieues de la ville, René II l’a reprise. Il ne reste plus à Charles qu’à y mettre le siège. La suite, je crois que vous la connaissez, conclut Aldo en repliant ses feuillets pour les remettre dans sa poche.

— Un instant ! pria le banquier aux prises avec ses notes. Il reste combien de temps devant Nancy ?

— Vous possédez les « Trois Frères » et vous ne le savez pas ? Il dresse son camp le 22 octobre. L’ultime bataille se livrera le dimanche 5 janvier – jour des Rois ! – et c’est le 7 que l’on retrouve, à demi pris dans les glaces de l’étang Saint-Jean, le corps nu du dernier des Grands-Ducs d’Occident, en partie dévoré par les loups et le crâne fendu d’un coup de hache. René II offrit à sa dépouille des funérailles dignes de ce qu’il avait été et un tombeau dans la Collégiale Saint-Georges.

— Il y est toujours ? demanda Adalbert.

— Non. À Bruges où l’a ramené sa fille qui d’ailleurs repose auprès de lui. Ce que l’on peut regretter. Sa place me semblait mieux indiquée à la Chartreuse de Champmol, aux portes de Dijon où sont réunis les ducs de Bourgogne… J’ai tout dit. À présent, j’aimerais avoir mon dessert !

— Si je vous ai compris, le pillage de Grandson n’a pas entièrement ruiné le Téméraire ? On avait pu lui en sauver à Morat… Et dites-moi : il s’était commandé un nouveau tref ?

— Il avait d’autres chats à fouetter. Il possédait aussi une maison de bois démontable, dont le contenu était toujours très enviable selon les chroniqueurs de l’époque. Des richesses, il en avait encore, même devant Nancy : ne fût-ce que ses armes et le lion d’or pur de son casque.

— Donc il aurait pu acheter les trois autres rubis qui nous occupent, frappé par leur ressemblance avec les siens et dans l’intention de les faire monter avec les premiers ou sur un support adapté ? Quant à moi, puisque je possède les « Trois Frères », il me paraît normal d’acquérir les trois autres. On ne sépare pas une famille…

— Vous n’oubliez qu’une chose : le fermail de perles et de rubis soutenant un diamant aussi extraordinaire par sa forme que par sa couleur constituait un véritable talisman et le duc ainsi que les siens le considéraient comme tel. Or le diamant a disparu depuis belle lurette et vous pourrez rajouter autant de rubis que vous voudrez, vous ne le reconstituerez pas. D’ailleurs, c’est à Grandson que le Téméraire a perdu sa chance ! Et on ne sait ce qu’est devenu le diamant !

— On s’en occupera plus tard !…

— Vous ne doutez de rien apparemment ?

— De rien quand il est question de joyaux, et vous devriez me connaître mieux !

— À propos ! Qui vous a vendu les « Trois Frères » ? Vous ne me l’avez jamais dit ?

— C’est mon père qui les a achetés en Angleterre. Ils avaient appartenu à Henri VIII où ils avaient brillé sur la gorge d’Anne Boleyn...

— Où ils ont été remplacés par des gouttes de sang !

— … puis aux descendants. J’avoue ne pas savoir au juste qui était le vendeur. Quoi qu’il en soit, je veux les six ! Aussi, étant donné que ma collection vous est destinée après ma mort, je pense que vous ne verrez aucun inconvénient à me vendre le vôtre !