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Tout en allumant un cigare, Adalbert observait son ami dont le léger reniflement le fit sourire. Ce fut sans enthousiasme que d’ailleurs Aldo répondit :

— Nous verrons !… N’oublions pas qu’il y a les autres ? Pour convaincre l’assassin de Mme de Granlieu de vous le vendre, il faudrait d’abord l’arrêter ou, au moins l’approcher ? Je vous signale en passant – et quel que soit son parcours à travers les siècles – que le sang de cette malheureuse en fait un « bijou rouge » et, comme tel, ne saurait faire partie de quelque talisman que ce soit !

Kledermann contempla les cristaux scintillants du lustre, puis sourit :

— Réfléchissez deux minutes ! Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que plus les bijoux sont anciens et plus ils ont été tachés de sang. Je suis payé pour le savoir1 . Cette maudite pierre nous avait ensorcelés tous les deux, Dianora et moi…

— Et pourtant, ce sont d’autres rubis que vous guignez encore ? Je vous signale que celui qui m’a été donné l’a été en – infime ! – compensation du préjudice de la mort d’un des miens, grièvement blessé, et que cependant les Autrichiens n’ont pas hésité à enchaîner au mur de l’Arsenal pour l’achever à coups de fusil ! Et pourtant vous le voulez ?

— Oui, parce qu’on en revient à la superstition et…

— Superstition ? Qui donc, il n’y a pas si longtemps, me suppliait de ne jamais toucher à la Chimère de César Borgia ?

— J’admets avoir cédé à une sorte de panique dont je ne connais pas l’origine…

— Allons donc, cher beau-père ! Superstitieux, nous le sommes plus ou moins, nous, les collectionneurs ! Mais oublions un instant mon rubis et celui de l’assassin. Il en existe un troisième.

Le sourire reparut sur le visage toujours un peu sévère du banquier :

— Celui de Mme Timmermans ? Mais, j’y songe, mon ami ! J’y songe ! J’ai même rendez-vous avec elle après-demain. Et vous aussi.

— Moi ? Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?

Avant de répondre, Kledermann se donna le temps d’allumer un cigare à l’une des bougies qui ornaient la table. Puis il sourit aimablement :

— Je vais vous l’apprendre ! De toute façon je n’ai pas d’autre issue. Elle accepte de s’en séparer… à condition que vous soyez présent…

— Moi ? Mais… pourquoi ?

— Je l’ignore, mais laissez-moi terminer…

Il s’accorda une pause pour savourer une longue bouffée de son « puro » et s’offrit même le luxe d’un sourire pour ajouter :

— Elle veut qu’Adalbert vous accompagne !

Fauché en pleine béatitude, celui-ci sursauta, avala de travers son champagne, s’étrangla, vira au rouge puis au violet, toussa à s’arracher les amygdales tandis qu’Aldo lui tapait dans le dos et lui faisait boire de l’eau, puis recommençait plus délicatement jusqu’à ce qu’il revienne à une couleur normale. Enfin, comme les larmes dégoulinaient, il lui essuya les yeux avec une sollicitude fraternelle.

— Vrai, s’étonna Kledermann, je ne pensais pas provoquer ce cataclysme ? Vous avez quelque chose à reprocher à cette dame ?… Ou serait-ce elle qui aurait à se plaindre de vous ? Cela, je ne peux pas y croire ?

— Et vous aurez raison, déclara Aldo en regagnant son siège. Cette dame s’était prise pour lui d’une… disons, affection envahissante. Or non seulement il a quitté un rien précipitamment Biarritz où elle possède une villa, mais il ne lui a plus donné signe de vie. Et elle tenait essentiellement à le rejoindre en Égypte, quand il y retournerait fouiller !…

— … Je ne suis pas retourné longtemps en Égypte : j’écris un bouquin !…

Il toussa de nouveau pour chasser le dernier chat réfugié dans son gosier avant de préciser :

— Et je ne suis pas parti comme un voleur : je lui ai laissé une lettre que j’ai fait porter par un fleuriste, en alléguant un appel autoritaire du Louvre.

— Oh, je vous rassure elle y est allée aussi ! On l’a informée que vous étiez en Égypte. Cela s’est embrouillé dans sa tête, alors elle voudrait des éclaircissements. Ce n’est pas si terrible ? Et nous serons là !

— Je n’ai pas encore accepté ! bougonna Aldo. On a un autre point à éclaircir : sa fille doit-elle assister à l’entretien ?

Cette fois, Kledermann cessa de s’amuser :

— Pourquoi ? Vous avez eu une aventure avec elle aussi ?

Le « aussi » eut du mal à passer. L’œil d’Aldo devint dangereusement vert tandis qu’Adalbert retenait sa respiration.

— Ne croirait-on pas, lâcha sèchement Morosini, que je collectionne les maîtresses ? Je suis sans doute vénitien mais Casanova n’est pas inscrit au nombre de mes ancêtres ?

— Pardonnez-moi ! Ma langue a dépassé ma pensée…

—  Cette femme impossible, rencontrée dans le train Vienne-Bruxelles, m’a tendu un piège vraiment tordu quand nous cherchions les émeraudes de Montezuma… mais je vous le raconterai plus tard ! Une chose est certaine : si je n’ai rien contre sa mère qui m’a tiré de ce mauvais pas, je ne veux plus jamais la revoir ! Quant à Adalbert, vous feriez mieux de l’effacer du paysage ! Il pourrait être malade, non ?

— Elle rappliquera illico à mon chevet, relaya l’intéressé. Même si ledit chevet est au fin fond de la vallée du Nil ! Elle coiffera son casque colonial, prendra sa canne d’affût, sifflera Cléopâtre…

— Cléopâtre ?

— Sa chienne cocker, et sautera dans le premier avion. Pourquoi pas le vôtre, si vous avez l’imprudence de le mentionner. Pour l’amour du Ciel, oubliez-moi !

Kledermann avait écouté la plaidoirie en fronçant les sourcils et :

— Autrement dit, je ne peux emmener ni l’un ni l’autre ? Eh bien, merci. Je fais quoi maintenant ?

— C’est simple : allez-y seul ! Nous ne sommes pas disponibles. D’ailleurs quand elle vous aura vu, je pense qu’elle nous oubliera. Je ne pratique guère le compliment vis-à-vis d’un homme, mais je crois sincèrement qu’une fois en votre présence la reine du chocolat belge nous oubliera tous les deux ! Vous avez tout ce qu’il faut pour cela !

— Tout ce qu’il faut, hein ?

Il était à deux doigts de se mettre en colère, mais il les connaissait suffisamment pour savoir que, sous le ton de la plaisanterie, se cachait un refus sans appel.

— Bon ! conclut-il. Je vais essayer en solo et nous verrons bien ce qui en résultera !

— Merci, fit Aldo. Mais avez-vous vraiment besoin de ces rubis, vous qui possédez les vrais « Trois Frères » ?

— Je finis par en être moins sûr !… Et puis, c’est plus fort que moi, je ne peux pas résister à l’attrait de ceux-là. J’ai… j’ai l’impression qu’ils sont un… poil plus gros que les miens !

— Croyez-moi, bon sang ! J’ai pu les comparer à celui que j’ai rapporté puisque c’était devant vous et je suis formel : ils sont exactement semblables !

Vint un silence lourd d’incompréhension mutuelle. Enfin, Kledermann avança presque timi-dement :

— Une imperceptible différence dans la couleur ?… Non ?

Cette fois, Aldo ne put retenir un éclat de rire :

— Vous, les collectionneurs, vous êtes vraiment impossibles et…

— Vous le savez mieux que quiconque puisque vous en faites partie ! Alors, pas d’hypocrisie ! Et moi je reste sur mes positions : je veux les trois autres aussi ! Je suis persuadé qu’ils ont une histoire.