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Les deux compères applaudirent, ce qui la fit sourire et esquisser un salut comme au théâtre. Plan-Crépin ne réagissant toujours pas, Aldo lui enleva la photo.

— Assez de faux-fuyants ! Angelina, cela ne vous va pas avec la droiture dont vous faites preuve d’habitude ! Pour avoir dessiné ce portrait, il est impossible de n’avoir pas rencontré le modèle ?

— Pourquoi pas en rêve ?

Elle avait croisé ses bras sur sa poitrine et le bravait, mais ses yeux s’étaient mouillés, et tout à coup elle ressembla si fort à un animal traqué qu’Adalbert eut pitié d’elle et vola à son secours :

— Ne soyez pas si triste ! Si vous doutez de notre affection à tous, ce serait nous faire injure…

— Et en refusant de me croire, vous ne m’insultez pas peut-être ?

— Le mot me paraît un brin excessif ? Que vous n’ayez pas reconnu ce visage, je peux en convenir. Même si on est très calé, on ne peut pas avoir la science infuse. Donc, laissons le Téméraire se reposer et revenons à votre dessin ! Pour l’avoir réussi à ce point, avec une telle sûreté de main et sans le moindre repentir, cela ne peut signifier qu’une chose : c’est que vous avez croisé, il y a peu, le même visage, à cette différence près que le vôtre porte un pull à col roulé et celui d’Aldo la Toison d’Or ! Évidemment ça fait une sacrée différence…

— Et si nous allions nous reposer ? proposa Mme de Sommières. On y verra sans doute plus clair demain. Allez, Plan-Crépin, venez me lire quelques pages bien assommantes pour que le sommeil me gagne plus vite ! Par exemple Marcel Proust qui cherche le temps perdu en le faisant perdre à ses lecteurs ?

La lectrice passionnée dressa une oreille :

— Quelle hérésie ! Son style est d’une telle… pureté…

— … et d’un tel ennui ! Mais si vous préférez Les Mémoires d’outre-tombe.

— « L’Enchanteur » à présent ? Quelle abomination !

— C’est parfaitement écrit, admit la marquise, mais l’amour et l’admiration qu’il se porte à lui-même finissent par devenir indigestes ! Sur ce, bonsoir, les garçons !

Adalbert rentré chez lui, Aldo descendit dans le jardin qu’une grille basse séparait du parc Monceau. Comme il avait plu dans la soirée, il renonça à s’asseoir dans un des sièges, alluma une cigarette et se promena à pas lents, essayant de mettre de l’ordre dans ses idées. L’attitude si nouvelle et si inattendue de Plan-Crépin le désorientait. Il éprouvait la désagréable impression qu’elle avait abandonné leur camp pour passer dans celui d’un ennemi dont on n’arrivait pas à discerner les contours…

Pourtant elle avait été la première à souffrir puisqu’elle avait été enlevée, séquestrée, malmenée et que peut-être elle avait vu la mort de près, et cependant elle s’abritait derrière ces « trous de mémoire » auxquels lui et Adalbert croyaient de moins en moins. Ou alors…

Il décida de cesser de torturer ses méninges en dérivant sur son beau-père. Mais celui-là non plus ne tournait pas rond ! Incontestablement il n’était plus le même…

À dire vrai, on pouvait le comprendre jusqu’à un certain point. Son enlèvement, les sévices endurés, le long internement sanglé sur un lit de clinique avec la mort comme unique perspective et surtout l’incessant contrôle de soi qu’il s’était imposé avaient de quoi abattre les caractères les mieux trempés. L’âge s’y ajoutant, cela pouvait expliquer ce besoin de s’affirmer avec éclat au nombre des vivants. D’où l’avion particulier qu’il apprenait d’ailleurs à piloter, le faste dont il s’entourait au Ritz – le salon Psyché pour un dîner de trois personnes. Enfin cette recrudescence de passion pour sa collection de joyaux historiques, sans doute la plus belle du monde, cela faisait tout de même un sacré paquet et Aldo aurait aimé en parler à Lisa. Aussi se promit-il de partir la récupérer dès que le danger aurait disparu.

Quel danger au fait ? En réalité, Morosini n’en savait rien, et encore moins d’où il pourrait venir, pourtant il le sentait rôder, imprécis mais aussi implacable. Toujours aligné sur la même longueur d’onde, Adalbert devait le sentir, aussi lui en parlerait-il dès le matin revenu. Son inébranlable bon sens ne manquerait pas de lui remettre les idées en place si, d’aventure, il était en train d’accumuler les songes creux…

Tandis qu’il allumait une dernière cigarette – il savait qu’il fumait trop et Lisa avait entrepris de lui faire la guerre ! –, son regard accrocha, au-delà des massifs de séparation, la façade muette de la maison voisine : l’ancien hôtel Ferrals qui avait joué un si grand rôle dans sa vie il y avait quelques années ! Comme, justement, lui avoir fait cadeau d’Adalbert qui lui était tombé littéralement sur la tête un soir de printemps en sortant par une fenêtre du premier étage dudit hôtel2 . Quel incroyable cadeau le Ciel lui avait offert cette nuit-là ! En dépit de quelques brouilles quand le cœur de l’archéologue battait la chamade pour une belle ! Leur amitié avait résisté et ils avaient, à leur tableau de chasse commun, un nombre de réussites respectable… qu’il n’aurait jamais obtenu isolément.

À présent, la maison voisine n’avait plus rien à lui dire. Le décor restait planté mais les acteurs n’existaient plus. Le marchand de canons anglais était remplacé par un milliardaire japonais, à la désolation de Plan-Crépin. Étant lui aussi nippon, son personnel n’aurait jamais la pensée de fréquenter la messe de six heures à Saint- Augustin, la privant des sources appréciables de son agence de renseignements privée ! Ainsi va la vie…

Estimant qu’il avait payé un tribut suffisant au passé, Aldo leva la tête avant de rentrer. La lumière brillait encore chez Tante Amélie et il sourit : Proust et Chateaubriand avaient dû subir une défaite honteuse au bénéfice de Sherlock Holmes ou d’Agatha Christie dont Tante Amélie adorait peupler ses insomnies. Sa lectrice aussi d’ailleurs !

Une fois rentré, il referma soigneusement porte-fenêtre et volets intérieurs puis, se dirigeant vers l’escalier, il trouva Cyprien qui l’attendait, assis dans un fauteuil, mais qui se leva aussitôt en posant un doigt sur sa bouche pour demander le silence. Dans l’autre main, il tenait une feuille de papier pliée en quatre qu’il lui remit avant de s’incliner et de s’éloigner…

Le texte était court. La marquise n’avait pu disposer que de peu d’instants pour le rédiger. Il n’en était pas moins plein d’enseignements : « Cet homme inconnu l’a sauvée mais lui a fait jurer de ne jamais parler de lui. C’est déjà beau d’avoir réussi à lui arracher cet aveu quand vous l’avez ramenée. Fais-en ton profit !… »

Il s’empressa de glisser le billet dans sa poche, regagna sa chambre où, comme il s’y attendait, le feu crépitait encore dans la cheminée. Il relut les deux lignes puis fut tenté de brûler le billet, y renonça, le replia et le mit dans son agenda…

Au fond ces quelques mots ne faisaient que confirmer ce qu’il pensait sans se résigner à l’exprimer – comme aussi Adalbert certainement ! Conclusion : Plan-Crépin était amoureuse de cet inconnu ! Séduisant, si l’on considérait les deux portraits si étrangement ressemblants. L’énigme de ce visage réapparu du fond des âges par un de ces dangereux caprices de la nature n’arrangeait rien puisque l’auréole du malheur l’agrémentait de sa pincée d’épices.

Naturellement, il ne dormit qu’en pointillés, fit sa toilette au lever du jour, constata que le temps n’avait rien d’enchanteur. Il ne pleuvait pas mais il faisait froid. Il descendit à la cuisine boire une tasse de café dès qu’il eut entendu Marie-Angéline partir pour la messe, en prévenant qu’il petit- déjeunerait plus solidement chez M. Vidal-Pellicorne. Ensuite, il prit un parapluie – au cas où… – et partit au pas de promenade à travers le parc Monceau où les jardiniers étaient déjà à l’œuvre. Il ne se pressait pas, sachant que son ami n’était pas aussi lève-tôt. Il s’assit même un moment pour écouter chanter les oiseaux et gratter la tête d’un griffon que cornaquait une solide femme de chambre et qui vint lui dire bonjour. Enfin il se remit en marche vers la rue Jouffroy.