Aldo admira sans réserve. Le cher garçon mentait avec une sérénité admirable que renforçait la candeur de son regard bleu. Et ça marchait ! Louise Timmermans retombait visiblement sous le charme. Ce qui ne fit pas l’affaire de Hagenthal, qui n’hésita pas à s’en mêler :
— Chère amie, dit-il, pardonnez-moi cette intrusion mais nous sommes réunis en ce lieu, ces Messieurs et moi, pour une affaire d’importance et…
— Sans doute, sans doute !… Quand nous aurons pris le thé ! On le sert à l’instant d’ailleurs…
En effet, le maître d’hôtel effectuait son entrée, précédant deux valets dont l’un véhiculait une table à roulettes chargée de petits sandwichs, de gâteaux variés, de toasts grillés, le second portant comme le Saint Sacrement un plateau d’argent chargé des éléments du thé proprement dit. Ce qui fit grimacer Aldo qui détestait la panacée britannique, lui préférant de loin le café. Il cherchait un moyen d’écourter la cérémonie quand Hagenthal s’en mêla de nouveau :
— Le thé n’a jamais été un obstacle à la conversation, assura-t-il avec un large sourire et je nous vois mal, ces Messieurs et moi, échanger des propos aussi oiseux que le dernier opéra donné à La Monnaie, le prochain concert patronné par la reine Élisabeth ou quelques potins de Cour. Je vous rappelle que nous sommes ici pour traiter d’une affaire importante avec des personnalités importantes dont le temps est certainement mesuré ?
Kledermann leva un sourcil surpris :
— Si occupés que nous soyons, nous pouvons nous accorder le loisir de parler de joyaux. Dès l’instant, surtout, où mon gendre et M. Vidal-Pellicorne ont déjà entretenu des relations amicales avec nos hôtesses et ne se trouvent pas en terre inconnue.
L’ex-baronne Waldhaus se rangea aussitôt dans le camp de son fiancé :
— Nous, les femmes, sommes parfaitement capables de nous passionner pour d’autres sujets que la vie mondaine ! Et qu’y a-t-il de plus passionnant que des joyaux ? En outre, Mère, je ne comprends absolument pas la raison qui vous pousse à rendre votre rubis ? D’autant que vous l’avez reçu en héritage de votre père le baron de Keers et qu’il devrait normalement me revenir !
— Ne dites pas de sottises, Agathe ! Vous n’aimez pas les rubis ! Des diamants, encore des diamants, toujours des diamants…
— Parfois des topazes ? ironisa Aldo. La baronne en portait de fort belles, associées à des petites perles quand nous avons dîné ensemble à bord du Vienne-Bruxelles !
— … et aussi des émeraudes ! admit-elle, boudeuse.
Sa mère lui tapota la main comme à une petite fille.
— Si vous voulez ! Mais cette pierre-là ne devrait pas vous intéresser. Vous n’ignorez pas que votre grand-père de Keers, en partageant les « Trois Frères » du Téméraire entre ses filles, avait précisé que les rubis ne devaient en aucun cas être montés sur quelque bijou que ce soit et que leur réunion dans la même main ne pourrait s’opérer qu’à la condition formelle que le possesseur de la main en question eût retrouvé au préalable le diamant bleuté qui composait avec eux le fermail considéré comme un puissant talisman. Non sans raison d’ailleurs, puisque c’est après le désastre de Grandson que son étoile s’est ternie. En ce qui me concerne, continua-t-elle, je redoute un peu cette histoire, surtout depuis que ma sœur aînée Granlieu a été assassinée. C’est pourquoi je suis prête à écouter les propositions de M. Kledermann, propriétaire de l’une des plus grandes collections de joyaux sous le soleil. Avec cet argent je m’offrirai une autre parure… qu’au moins je pourrai porter sans crainte de me retrouver dans l’autre monde.
— Ces détails ne semblent pas soucier beaucoup M. Kledermann ?… lâcha Agathe avec aigreur. Mais peut-être possède-t-il déjà les autres rubis et le fameux diamant ?
— Malheureusement non, Madame ! Je le cherche depuis longtemps, voyez-vous ! Trop longtemps, et je crois avoir payé ma part de souffrances au Destin. À présent rien ne m’arrêtera pour reconstituer le fermail ! En attendant, peut-être pourriez-vous, chère Madame, nous présenter la pierre que vous possédez ? Votre prix sera le mien !
L’inquiétude ressentie par Aldo au sujet de son beau-père s’accrut. « Votre prix sera le mien ! » ? Ce genre de phrase n’avait jamais fait partie du vocabulaire d’un collectionneur ! Et de plus doublé d’un banquier ?
Pourquoi Moritz s’obstinait-il à vouloir cette pierre ?
Au regard qu’il échangea avec Adalbert, il comprit que celui-ci en pensait autant ! C’était de la folie et le sourire qui s’épanouit sur les lèvres de leur hôtesse permettait toutes les inquiétudes. Celle-ci d’ailleurs saisit la balle au bond :
— Même si je vous demandais l’intégralité de votre collection ?
Au soulagement de son gendre, Kledermann réintégra aussitôt sa personnalité d’homme d’affaires et son sourire s’effaça :
— Parlons sérieusement, s’il vous plaît ! Quel collectionneur livrerait son trésor ! Contre une seule pièce ! Dont, au surplus, on peut se demander d’où elle sort !
« Doux Jésus ! pensa Aldo. Il ne manquait plus que cela ! »
L’Autrichien releva aussitôt le propos :
— Comment d’où elle sort ? Du trésor du Téméraire, voyons ! C’est l’un des fameux « Trois Frères ». À quoi pensiez-vous donc en…
— Je possède déjà les trois rubis que mon père a achetés, voici plus de cinquante ans, aux Fugger, d’Augsbourg3 . Et si je veux le rubis de Mme Timmermans, c’est parce qu’il représente une énigme de l’Histoire…
— Comment l’entendez-vous ? laissa tomber Hagenthal avec un maximum de dédain.
— Oh, c’est élémentaire : j’ai vu l’un des rubis de la collection de Keers. Or, il est en tout point identique à ceux achetés aux Fugger.
— Vous retardez ! Les Fugger les ont cédés contre monnaie sonnante et trébuchante il y a belle lurette au roi d’Angleterre Henri VIII…
— … mais ses descendants s’en sont séparés après la mort sur l’échafaud de Charles Ier et ils sont revenus entre les mains des Fugger ! Au surplus, voici le prince Morosini, mon gendre, dont vous savez peut-être qu’il est un expert mondialement connu… Demandez-lui donc !…
N’en pouvant plus, celui-ci donna libre cours à sa colère :
— Oh, que non ! Je refuse d’être mêlé à cette histoire de fous ! Veuillez me pardonner, Mesdames, ajouta-t-il en se tournant vers elles, je ne suis pas venu arbitrer une querelle mais pour « examiner » votre rubis, Madame, puisque vous aviez fait de ma présence et de celle de M. Vidal-Pellicorne la condition préalable à cette vente ! Ne pourrions-nous revenir sur terre… et voir enfin cette gemme si controversée ?
— Bien sûr !… Agathe, veux-tu, s’il te plaît, aller la chercher ? Je l’ai sortie du coffre et l’ai posée sur ma coiffeuse…
— Avec plaisir, Mère, s’empressa celle-ci, non sans adresser au passage un rayonnant sourire à Morosini. Voulez-vous m’accompagner ?
— Certainement pas ! Veuillez m’excuser, baronne !
Au seuil elle s’arrêta en riant :
— Ah, non ! Pas de baronne ! Disons que je ne le suis plus ou pas encore ! minauda-t-elle en envoyant la fin de son sourire à Hagenthal. Mais cela ne saurait tarder…
Elle s’éclipsa. Pour revenir à peine trois minutes après, tenant un écrin vide. Tout sourire disparu :
— Voilà ce que j’ai trouvé, Mère !
Le rubis s’était envolé !