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— Très volontiers, mais pourquoi ? Eulalie a ses vapeurs ?

— Non… Une histoire de marée de syzygie… répondit-elle avec un geste désinvolte. C’est un mot que j’ai appris depuis peu mais qui fait très bien dans la conversation…

Le déjeuner au Ritz eut cela de rafraîchissant – mis à part l’agrément d’une table placée au fond de la salle et en bordure de jardin ! – que l’on pouvait faire le point sur la situation loin des oreilles de Kledermann et même des fidèles serviteurs.

— Mais enfin vous n’êtes pas brouillés ? s’inquiéta Mme de Sommières quand Adalbert, définitivement promu orateur de la troupe, eut achevé son récit de leur aventure dans la fastueuse demeure de la reine du chocolat belge, en concluant que seule la bonne éducation du banquier l’avait empêché de partir en claquant les portes dès qu’il fut certain que le rubis Timmermans lui échappait.

— C’est de l’enfantillage ! s’indigna la marquise. Possède-t-il, oui ou non, les trois rubis balais ?

— Bien entendu, répondit Aldo. Il n’empêche que, depuis celui que m’a donné le vieux baron, il veut se procurer, à n’importe quel prix, les deux autres au cas où…

— … ce ne seraient pas les vrais ? C’est ridicule !

Aldo prit son verre et le scruta comme si la vérité pouvait se dissimuler sous les bulles du champagne :

— Pas tant que ça ! Je vous avoue que, moi-même, je me pose des questions depuis que je les ai comparés au mien. Ils sont tellement semblables que c’est à y perdre son latin. Et si l’on y ajoute que le mourant m’a fait cadeau de la monture en or du fermail, je me retrouve avec une foule de points d’interrogation ! Le joyau, avant d’appartenir au Téméraire, a dû être la propriété de son père, le duc Philippe le Bon. N’oublions pas qu’il fut un fabuleux mécène et que c’est peut-être dans sa vie tumultueuse qu’il va falloir chercher !

— Parce que tu vas te lancer là-dedans ? fit la vieille dame.

Aldo alluma une cigarette d’une main nerveuse et en exhala un instant la fumée avant de répondre. Enfin :

— Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement ! Moritz va me pourrir la vie ! Comprenez donc ! Sans le vouloir, je lui ai fourni l’occasion rêvée de se replonger dans la recherche à travers les brumes de l’Histoire ! Alors qu’il pensait que l’avenir n’avait plus de secrets à lui offrir !

— Vous allez lui vendre le vôtre ? demanda Marie-Angéline.

— On ne vend pas ce qui vous a été donné. D’autre part, cette pierre représente la repentance d’un homme de bien soucieux de racheter, si peu que ce soit, le crime d’un autre. Je le lui donnerai peut-être, mais quand il aura les deux autres. C’est inutile d’attirer sur lui la vindicte d’un meurtrier !

Le bruit de couverts lâchés plus que reposés braqua les regards sur Mme de Sommières devenue soudain rouge vif :

— Tandis que toi, marié, père de famille, tu es tout indiqué pour jouer ce rôle de paratonnerre ? En vérité, on croit rêver !…

Il allait répliquer, mais elle l’arrêta d’une main impérieuse :

— Que tu aies réveillé le chat qui dormait, je peux l’admettre puisque vous avez la même passion – et après tout, toi, c’est ton métier ! –, mais que tu te mettes en avant pour recevoir les coups à sa place, c’est ce que je n’admettrai jamais ! Lisa non plus d’ailleurs… Adalbert, versez-moi un peu de champagne ! Je sens que je vais étouffer !

— Ce serait la première fois, marmotta Aldo, et ce serait de colère plus que d’inquiétude.

Adalbert s’étant hâté de la resservir en profita pour prendre la parole avant qu’Aldo ne reprenne son discours :

— Si votre tranquillité doit être à ce prix, chère amie, il vous obéira, mais à contrecœur ! Rechercher des pierres quasi légendaires, c’est non seulement sa profession mais aussi sa raison de vivre plus que de présenter dans son bureau des merveilles à des acheteurs plus ou moins méritants !

— Expliquez-moi ce qu’il peut y avoir de méritant dans le geste d’ouvrir son portefeuille pour acquérir un objet que l’on convoite ? émit Plan-Crépin. De toute façon, que le rubis dorme au fond du coffre de M. Kledermann, dans celui d’Aldo… ou dans sa chaussette, les deux pierres restantes manquent à l’appel, et qu’ils soient les vrais ou les faux frères, il y a déjà deux morts… sans compter l’aventure que j’ai vécue personnellement !

— Pas d’histoires, Plan-Crépin ! ronchonna la marquise. Si elle n’a pas été le plus beau jour de votre vie, elle n’en était pas loin. Et maintenant, conclusion ?

Ce fut Aldo qui s’en chargea :

— En priorité, aller raconter à Langlois ce qui s’est passé à Bruxelles en le priant de garder le secret sur la confidence de Mme Timmermans. Rien que la présence inattendue de Hagenthal autour de cette folle d’Agathe peut lui ouvrir des horizons. Elle sent la frontière suisse à quinze pas ! Tu t’en chargeras, Adalbert ?

— Pourquoi pas toi ou tous les deux ?

— Je voudrais faire un tour à Venise bavarder avec Massaria. Il ne peut pas ne pas en savoir plus sur le vieil homme auquel il m’a envoyé, et surtout sur sa famille. J’aurais dû demander à Mme Timmermans depuis combien de temps Karl-August courtisait sa fille avec le succès qu’elle nous a confié…

— Nous sommes mercredi, tu prends le Simplon demain ?

— Si Kledermann reparaissait, j’avoue que son « aéroplane » m’arrangerait bien… encore qu’avec ses nouvelles dispositions d’esprit, je ne pourrais éviter de l’emmener chez notre brave notaire…

Mais le banquier ne reparut pas. Un coup de téléphone à Louise Timmermans leur apprit qu’il était toujours à Bruxelles. Et Aldo reprit son train…

Tandis qu’il roulait vers Venise, Marie-Angéline, ce soir-là, occupa son temps à faire des réussites. Qui d’ailleurs ne marchaient pas. Peut-être parce qu’elle était distraite. Finalement, elle rassembla ses cartes et les garda dans ses mains qu’elle laissa posées sur la table de bridge, puis soupira :

— J’ai beau passer en revue les châteaux plus ou moins familiaux où nous avions l’habitude de rester quelques jours avant ou après notre « cure » à Vichy, je n’en trouve aucun en Franche-Comté ou dans le Jura !…

Mme de Sommières qui, elle, s’activait les méninges avec les mots croisés du Figaro se mit à rire :

— Il est malheureusement certain que les Prisca de Saint-Adour ne poussent pas à volonté sur la carte de France. Ce qui nous rapproche de plus près, c’est Corcelles en Bourgogne. Les cousins sont adorables et nous y serions reçues à merveille mais ce ne nous serait d’aucune utilité. C’est beaucoup trop loin ! En outre – et si je peux vous comprendre –, je me demande jusqu’à quel point il serait prudent que l’on vous revoie du côté de Pontarlier alors que votre portrait a été affiché sur les murs de la ville. Pas longtemps sans doute et…

— … et nous pensons certainement que nous sommes faciles à reconnaître… moi et mon nez ? enchaîna-t-elle avec une amertume qui amena un sourire empreint de compassion.

Fallait-il que cette affaire tînt à cœur à cette pauvre fille pour qu’elle évoque délibérément cet appendice un brin proéminent qui, en général, était tabou…

— Bien que le port de la moustache vous soit interdit, il y a mille moyens de transformer un visage sans aller jusqu’à recourir aux bons offices du Professeur Zehnder, votre admirateur. Ce que vous pourriez faire, c’est brûler un cierge à saint Christophe, patron des voyageurs ?… À tout hasard ? Il pourrait nous souffler une idée !