— Vous n’exagérez pas un peu, Professeur ? Il y avait dans le prince…
— … de l’orgueil, encore de l’orgueil et toujours de l’orgueil ! Mais s’il y a des gens qui peuvent lui brûler des cierges, ce sont bien les Suisses dont il a brillamment débuté la solide fortune avec le pillage de l’invraisemblable, du fabuleux trésor qu’il traînait derrière lui ! Comme si cela avait du bon sens de balader ses richesses sur tous les chemins d’Allemagne, de Suisse et de France, et j’en passe ! Tout ce qu’il faut pour épater le bourgeois, quoi !
— Oh… s’indigna Plan-Crépin, le souffle coupé.
Ce dont Mme de Sommières profita pour s’inviter dans le débat. Posant une main, à droite, sur celle du cousin et l’autre sur les doigts de sa lectrice, elle intima :
— Cela suffit, vous deux ! Nous ne sommes pas ici pour réécrire l’Histoire en distribuant des satisfecit ou des blâmes, mais pour essayer de voir clair dans une sombre et sanglante affaire qui a déjà fait deux morts. Alors on se calme !
Ayant ainsi obtenu un silence plus ou moins vexé, elle fit un exposé net et concis de la situation qu’elle acheva par :
— Je n’ignore pas que vos travaux ne vous ont jamais mené sur la seconde moitié du XVe siècle ni que Chinon soit à plusieurs centaines de kilomètres de la Franche-Comté, mais nous osions espérer…
— Vous ne pouviez pas en parler tout de suite ? Comme vous venez de le dire, je ne suis pas spécialiste de l’époque… bien que je ne sois pas ignare en la matière, fit-il avec un rien d’autosatisfaction. Mais j’ai l’homme qu’il vous faut !… Et en prime il est comtois !
— Magnifique ! exulta Plan-Crépin. Et on le trouve où ?
— À Paris, demain, pour la séance au Collège, mais la plupart du temps chez lui, près de… je ne sais plus si c’est Besançon, Pontarlier ou Nozeroy d’où il ne sort pratiquement jamais. Ce qui ne signifie pas qu’il s’enferme chez lui. Au contraire, quand il n’est pas dans son cabinet de travail, il est dehors, la canne à pêche à la main ou le fusil sous le bras selon la saison, mais toujours avec son chien sur les talons.
— Et naturellement c’est un vieux garçon ?… Enfin, un célibataire endurci, comme vous et…
— Maîtrisez votre imagination galopante, Plan-Crépin, coupa Mme de Sommières. Vous savez pertinemment qu’il n’en est rien pour le Professeur et vous risquez de déterrer la hache de guerre !
— C’est vrai ! Je… je voulais dire comme moi mais et…
— Laissez tomber, jeune fille, sinon on n’en sortira jamais ! La hache de guerre est bien où elle est. Revenons-en à l’ami Lothaire…
— Beau nom, apprécia la marquise. Et devenu rare…
— Comme le bonhomme, cousine ! Lothaire Vaudrey-Chaumard est une véritable force de la nature qu’il vaut mieux éviter de contrarier, mais ses talents d’historien sont aux dimensions du personnage et je ne crains pas d’affirmer que personne au monde n’en sait autant que lui sur les Grands-Ducs d’Occident en général et les derniers en particulier, un peu comme moi dans ma partie, ajouta-t-il sans modestie excessive.
— Formidable ! applaudit Mme de Sommières. Vous devez être très liés ?
— Oh, que non ! on aurait plutôt tendance à se détester. Il me prend pour un fou et je n’ai jamais caché que je le tiens pour un mauvais coucheur mais…
Il prit un temps d’arrêt pour se donner le plaisir de considérer les mines soudain déçues de ses hôtesses !
— … mais quand il s’agit de nos travaux respectifs, nous devenons comme des frères, prêts, mutuellement, à rompre des lances pour faire respecter le point de vue de l’autre ! Cela dit, ajouta-t-il avec un sourire épanoui, si vous pouvez me supporter trois ou quatre jours, je me fais fort de vous l’inviter à dîner ?
Un peu désorientée, Mme de Sommières émit :
— Mais… bien sûr ! Quand vous voudrez ! Tous les jours même, si cela lui chante…
— Ne déraillons pas ! Et sachez où vous mettez les pieds ! Votre nom l’impressionnera peut-être, car il sait son monde, mais ce sont surtout les talents de votre Eulalie qui l’appâteront. Il est incapable de résister à un repas de choix ! Votre cuisinière additionnée au Téméraire seront des arguments majeurs. Mais il me faut une invitation écrite ?
— Qu’à cela ne tienne ! Vous allez l’avoir…
Le dîner achevé et l’invitation rédigée, on convoqua Eulalie pour la mettre au courant de la situation. Sans oublier de la féliciter pour le repas que l’on venait d’absorber. Elle se montra ravie et, bien entendu, n’émit aucune protestation puisqu’il s’agissait de mettre son talent au service d’une grande cause.
— Avez-vous déjà une idée de ce que vous pourriez nous concocter ? demanda sa patronne, mais ce fut Plan-Crépin qui répondit :
— Moi, je vote pour le merveilleux vol-au-vent aux ris de veau et aux truffes ! Je n’ai jamais rien mangé de meilleur !
Mais s’attira un sec :
— Mademoiselle Marie-Angéline devrait savoir que, pour un menu raffiné, je ne me décide qu’après avoir été aux Halles, l’un des secrets de la réussite d’un festin réussi réside dans l’extrême fraîcheur des produits qui le composent et…
— Faites à votre convenance, Eulalie ! se hâta d’apaiser Mme de Sommières qu’une conférence sur l’art culinaire ne tentait pas. Vous savez que vous avez toute notre confiance !
— Je remercie Madame la marquise… mais nous serons combien ?
— Euh… nous trois plus notre invité ! Le calcul n’est pas difficile.
— Certes, certes, mais chez Madame la marquise les choses les plus simples se révèlent les plus compliquées ! Et c’est à moi de me débrouiller pour la satisfaire !
Sur ces fortes paroles, Eulalie sortit, drapée dans sa dignité.
— Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? s’étonna le Professeur.
— Qu’elle fera son dîner pour sept ou huit ! expliqua tranquillement Mme de Sommières. Ce matin-là sera l’un de ceux où le Simplon arrive en gare de Lyon.
— Cela signifie que le cousin Aldo et mon élève préféré pourraient débarquer ?
— Comme ils préviennent rarement, c’est tout à fait possible ! Depuis qu’ils sont partis on n’a pas de nouvelles…
— Vaut mieux pas ! lâcha le Professeur après avoir reniflé deux ou trois fois. Vaudrey-Chaumard déteste le monde en général et en particulier les mini-conférences que l’on essaie de lui soutirer. En outre, mon cher cousin fait commerce de joyaux qui pour la plupart sont liés à l’Histoire et…
— Pas de souci, Monsieur le Professeur ! proclama Plan-Crépin. On les enverra passer la soirée chez Adalbert ! Ils comprendront parfaitement !
— Dans ces conditions !…
Le jour qui se leva au matin de ce 15 avril n’avait rien d’engageant. Une petite pluie fine noyait la région parisienne et la température était à l’unisson. Assise dans son lit, Mme de Sommières attendait à la fois son petit déjeuner et Plan-Crépin qui prenait le sien sur une table non loin d’elle afin de partager les potins du quartier-Potins dont la vieille fille récoltait toujours un plein panier grâce au service de renseignements qu’elle avait su se créer à la messe de six heures. Or il était près de huit heures et Marie-Angéline n’était pas encore rentrée.
Agacée, la marquise venait d’ordonner qu’on lui apporte son plateau quand la sonnerie du portail et des bruits de portières claquées l’attirèrent dans la galerie desservant les chambres, à une fenêtre donnant sur la cour, pour constater que son instinct ne la trompait pas : Aldo et Adalbert revenaient de Venise. Comme à chaque retour, elle éprouva une grande joie – même si cela devait contrarier l’invité du soir – et regagna son lit juste à temps pour voir Louise, sa femme de chambre, avec son plateau :