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— Pourquoi donc ? Il est spécial sans doute, mais il ne manque pas de séduction ! Je trouve qu’ils ont des points communs tous les deux… Mêmes cheveux blancs touchés de roux pour Amélie, roux avec des flèches blanches chez lui, et mêmes yeux verts frondeurs ou franchement insolents selon l’éclairage !

— Mais Tante Amélie est plus âgée que lui !

— Ah ? Je me le demande ! En tout cas, vous allez pouvoir en tirer ce que vous voudrez.

— N’est-ce pas le principal ?

— Peut-être… oui ! Pourtant je m’interroge…

Il ne dit pas sur quoi, mais Aldo put l’entendre murmurer pour lui-même :

— Elle était sacrément belle… le vieux chameau ! Elle en garde encore de sacrés vestiges.

Plan-Crépin dont les oreilles possédaient une faramineuse puissance d’absorption avait entendu, elle aussi, et se rapprocha d’Aldo :

— Il ne va pas nous faire une crise de jalousie, celui-là ?

— Ce que peut faire ou ne pas faire mon illustre cousin me restera toujours marqué au coin du signe du mystère, ma chère enfant…

— Ça ne va pas, non ? Qu’est-ce qui vous prend de m’appeler votre chère enfant ? Vous savez l’âge que j’ai ?

— Non… et je m’en fous à un point que vous n’imaginez pas ! Vous êtes Plan-Crépin, un point c’est tout… Un modèle unique en son genre dont le moule est cassé mais qui, si j’en ai compris le mécanisme, renaît de ses cendres tous les quatre ou cinq siècles ? Ça devrait vous suffire ?

Émue, elle se haussa sur la pointe des pieds en s’appuyant sur son bras pour poser un baiser léger sur sa joue.

— En avant pour la conférence ! chuchota-t-elle.

Elle avait eu raison de plaider pour que l’on ne prît pas le café à table, le jardin d’hiver étant préparé au mieux pour les accueillir. Le fauteuil de rotin de Tante Amélie s’était subitement multiplié par trois avec leurs confortables coussins fleuris. D’autres plus modestes attendaient les moindres seigneurs. Sur une desserte, étaient disposés le service à café et des « ballons » de cristal. Sur une autre, des coupes de chocolats, des calissons d’Aix et des fruits, accompagnant des bouteilles vénérables et des boîtes à cigares évocatrices de pays lointains :

— Vous n’auriez pas voulu qu’on déménage cet attirail ? conclut l’incorrigible.

On s’installa. Le rite du café se déroula dans un silence quasi religieux puis, munis d’un ballon d’alcool vénérable, de cigares, de cigarettes, on en vint aux choses sérieuses. Aldo raconta sa visite à son notaire suivie du voyage à Grandson et de leurs conséquences, puis Marie-Angéline, le meurtre brutal de Mme de Granlieu dans Saint-Augustin, son propre enlèvement et pour la suite passa la parole à Adalbert, promu définitivement l’orateur de la famille.

Quand il eut fini, vint un silence que Vaudrey-Chaumard employa à réfléchir en suivant des yeux la fumée de son cigare, puis l’abandonna au bénéfice de son verre d’armagnac hors d’âge et se tourna vers Aldo :

— C’est le problème des rubis du fermail un peu trop nombreux pour votre goût qui vous tracasse ?

— Pas mon goût ! L’Histoire !

— Comme vous voudrez. Votre beau-père les possède. Or celui que l’on vous a donné est exactement semblable ?

— L’ayant eu sous ma loupe en même temps que ceux de mon beau-père, je suis formel ! Ils sont strictement identiques ! D’où ma perplexité. D’où viennent-ils ?

— Des coffres du Vénitien Toscari, venu à Bruges pour la fête du Saint-Sang, mais surtout pour les proposer au duc Philippe de Bourgogne qui lui semblait seul capable de les apprécier et de les payer à leur juste valeur. Il était le Grand-Duc d’Occident. Nul, en Europe, ne l’égalait. C’était en l’année 1421…

— 1421 ? coupa Aldo, surpris. Je pensais qu’il les avait acquis douze ans plus tard, en 1433, à l’occasion de la naissance de son fils…

— Vous ne vous trompiez qu’à moitié : c’était effectivement au moment de la naissance d’un fils… mais pas celui-là !

— Le Grand Bâtard Antoine ? Mais pourquoi ? Il avait déjà le Grand Bâtard Corneille…

— … qui n’a pas vécu très vieux ! Et si vous me laissiez raconter ? explosa soudain le conférencier.

— Je vous en prie !…

— Hum !… La mère du jeune Antoine, Jeanne de Presle, était une femme ravissante. Sûrement l’une des deux ou trois qu’il a aimées, et le garçon était superbe. Philippe a donc acheté les rubis…

— … pour les lui offrir ! s’écria Plan-Crépin en joignant les mains avec extase. Une belle histoire d’amour ! Pas étonnant…

— Ce qui ne le sera pas non plus, c’est mon départ à la prochaine interruption ! tonna le redoutable Lothaire. Une histoire d’amour, vous n’avez que ça dans la tête, vous, les femmes ! Il y a du vrai d’ailleurs. Je vous ai dit qu’il aimait Jeanne de Presle… mais pas au point de s’oublier lui-même. Or les rubis étaient vraiment sublimes. Elle les adorait, mais lui aussi. Alors il lui en a donné la moitié.

Il s’interrompit pour jouir de l’étonnement de son public, mais Aldo eut vite saisi :

— Vous voulez dire… qu’il en aurait acheté six ?

— Exactement ! Cela créait entre lui et sa maîtresse un lien supplémentaire, toutefois il stipulait que, dans la suite des temps, les rubis soient transmis surtout par les femmes et ne soient pas montés autrement que sur une chaîne et séparés. Voilà comment, parvenus chez le baron de Keers, celui-ci, à l’heure de sa mort, a préféré en donner un à chacune de ses trois filles. Il s’est trouvé que l’aînée fut demandée en mariage par le baron Hugo von Hagenthal qui, comme tous ceux de son nom, descendait par voie plus ou moins bâtarde d’Antoine de Bourgogne qui fut le fidèle entre les fidèles de son jeune demi-frère le Téméraire – auquel d’ailleurs il ressemblait assez. Jusqu’à la dernière bataille il est resté son meilleur chef de guerre. C’était un fort grand seigneur et une âme noble…

— Qu’est-il devenu après le désastre de Nancy ? demanda Aldo. Il a rejoint la jeune duchesse Marie, l’unique héritière et sa nièce ?

— Non. Il a été fait prisonnier et racheté pour douze mille francs par le duc René de Lorraine. Il lui a été autant dire enlevé sous le nez par le roi de France.

— Pour l’emprisonner, je suppose ?

— Oh, que non ! Pour le rendre à la France. Louis XI, qui était peut-être avec Henri IV le meilleur de nos rois, avait une haute idée de ce sang-là qui était le sien. Par son père Philippe de Bourgogne qui descendait en droite ligne du roi Jean II, dit le Bon, Antoine en était imprégné comme lui-même… En outre, Marie de Bourgogne allait épouser Maximilien d’Autriche, joli garçon sans doute, quoique trop ami des fêtes alors qu’il devait coiffer la couronne d’empire. Antoine aimait bien sa nièce, mais refusait de devenir autrichien.

— Qu’en a fait Louis XI ? intervint Mme de Sommières.

— L’un de ses meilleurs conseillers, un comte de Grandpré, et s’il ne l’a pas légitimé, c’est que la mort l’en a empêché. C’est donc son successeur Charles VIII qui s’en est chargé. Que dire encore ? Qu’il a eu cinq enfants de son épouse Jeanne de la Vieville dont un fils héritier de sa première seigneurie de Beveren, et deux autres fils par voie bâtarde…

— C’était une vocation chez lui ? ironisa Aldo.

— À cette époque, cela n’avait pas beaucoup d’importance. Les enfants adultérins, nés de l’amour, étaient souvent plus beaux que les enfants légitimes. Et, dans le cas qui nous occupe, il se trouve que cela en a : les barons de Hagenthal descendent de cette lignée parallèle…

— Mais ils sont quoi au juste ? Autrichiens, allemands, suisses ?