Si, en rentrant chez lui, Adalbert pensait pouvoir s’accorder un dernier verre au fond de son vieux fauteuil et les pieds sur son bureau, il fut déçu. À peine sa porte franchie, il trouva Théobald, son indispensable valet de chambre-cuisinier-factotum, qui l’attendait pour lui annoncer qu’une dame était dans son bureau d’où elle refusait de sortir sans l’avoir vu.
— Une dame ? À cette heure-ci ?
— Eh oui ! Jeune et fort jolie, elle a l’air bouleversé.
— Son nom ?
— Elle n’a pas voulu le dire !
— Bon !
La visiteuse visiblement nerveuse attendait en effet sur l’un des bras de son fauteuil, mais à peine le seuil franchi Adalbert l’avait reconnue :
— Madame Agathe Timmermans, chez moi et à cette heure ? s’étonna-t-il après un bref salut. Quel honneur inattendu !
— Vous devez vous douter que je ne serais pas venue sans une raison extrême ? Monsieur Vidal-Pellicorne, dites-moi où est ma mère, s’il vous plaît ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Quand elle nous avait réunis chez elle l’autre soir, je ne me suis pas attardé ! D’ailleurs pourquoi vous adressez-vous à moi ?
— De préférence au prince Morosini ? Mais parce que vous étiez son ami, qu’elle vous a toujours voué une admiration sans bornes et qu’à Biarritz on vous voyait rarement l’un sans l’autre.
— Pendant quelques jours tout au moins et je reconnais que sortir en sa compagnie était très agréable ! J’ai dû la quitter brusquement rappelé par le Musée du Louvre et j’espère qu’elle me l’a pardonné ?
— À vous, mais pas à cet abominable Morosini qui vous mène par le bout du nez…
— Hé là, doucement ! Personne ne me mène par le bout du nez et surtout pas Morosini qui est mon plus cher ami ! Il nous arrive de nous retrouver au cours de certaines affaires, mais nos chemins divergent la plupart du temps. Il est expert en joyaux historiques et moi égyptologue, ce n’est pas pareil ! Maintenant revenons à ce qui vous a conduite chez moi : Mme Timmermans aurait disparu ?
— Complètement. Je ne la trouve nulle part ! Et j’ai besoin d’elle ! Comprenez donc que je vais me marier et je ne supporte pas l’idée qu’elle ne soit pas présente à la cérémonie ! Cela devrait vous paraître évident ?
— Oui, évidemment, et si je savais où se trouve votre mère à cet instant, je vous le dirais. Puis-je vous demander qui vous épousez ?
— Le baron von Hagenthal, voyons ! On vous a présentés l’autre soir.
— En effet ! Je ne vous cacherai pas que j’ai éprouvé quelque surprise. Peu de temps auparavant, on le disait fiancé à l’une de nos charmantes voisines, la comtesse de Granlieu qui vient de nous quitter prématurément et…
— Ce n’était pas lui, vous devez vous en douter ? mais son fils Hugo qui est un assez mauvais sujet. Alors, vraiment, vous ne voulez pas me dire où est ma mère ?
— Désolé de vous servir la même réponse ! Pourquoi pas dans sa villa de Biarritz ? La semaine de Pâques arrive et, comme elle aimait y assister, il y a une forte chance pour qu’elle s’y soit rendue ? Cela dit, croyez que je suis sincèrement navré de ne pouvoir vous être d’aucune utilité. Comment êtes-vous venue ici ?
— En taxi !
— Et vous ne l’avez pas prié de vous attendre ? Mais je vais vous en appeler un autre. Où logez-vous ?
— Au Royal Monceau ! C’est la porte à côté et j’ai pensé que vous pourriez me raccompagner ?
Le sourire innocent dont elle accompagna sa requête fit jouer une sorte de déclic dans la tête d’Adalbert. Quelle idée d’avoir renvoyé son taxi ! Et de nuit ! Elle ne prétendait quand même pas s’incruster chez lui ? Indéniablement jolie – ses couleurs étaient celles du miel le plus doré ! –, elle ne lui inspirait aucune confiance !
— J’ai honte de vous avouer que je souffre de crampes assez douloureuses dans le mollet, s’excusa-t-il. Je vous appelle un taxi…
— Bon ! Si vous y tenez !
Boudeuse, elle s’était approchée d’une fenêtre dont elle souleva le voilage de mousseline :
— Oh ! Il y en a un qui vient de s’arrêter devant l’immeuble !…
Aussitôt elle ouvrit le vitrage, se pencha pour interpeller l’homme :
— Attendez-moi, si vous êtes libre ! Je viens !
Puis, se tournant vers Adalbert avec un sourire mutin, elle pria :
— Vos « vieilles jambes » m’accompagneront-elles jusque-là ?
Adalbert avait été trop bien élevé pour refuser de descendre quelques marches. Pourtant cette obstination à le sortir de son trou lui paraissait suspecte. Aussi, avant de franchir sa porte palière, s’arma-t-il au passage d’une solide canne en bambou sous le regard intéressé de Théobald.
L’ascenseur déposa le couple dans le vestibule. On descendit les trois marches menant à la chaussée. Un taxi attendait… tous feux éteints d’ailleurs. Un homme était au volant mais deux autres sortirent aussitôt de l’habitacle arrière pour se ruer sur Adalbert. Comme celui-ci avait prévu quelque chose d’approchant, il en assomma un, tandis qu’Agathe se précipitait à l’intérieur en hurlant. L’autre homme n’eut pas temps de voir venir le coup que Théobald – qui naturellement avait dégringolé l’escalier plus vite que l’ascenseur – lui asséna.
— Démarrez ! cria Agathe en s’installant près du chauffeur. Ils sont assez grands pour se débrouiller tout seuls !…
La voiture disparut dans la nuit, pendant que le concierge d’Adalbert courait appeler la Police. Quand elle apparut avec une remarquable célérité, Adalbert et Théobald étaient assis chacun sur sa victime au milieu du trottoir et fumaient voluptueusement, sous l’œil effaré du concierge et des quelques domestiques de la maison égrenés le long de l’escalier.
Le Commissaire Principal Langlois avait dû donner des ordres tout particuliers touchant le parc Monceau et ses alentours immédiats. Ce fut l’inspecteur Lecoq en personne qui vint prendre livraison :
— Savez-vous que je commence à trouver amusante cette histoire de fous ? lui confia Adalbert en lui remettant son gibier.
— Pas moi ! riposta le jeune homme. J’aime autant qu’un autre la fréquentation de mon lit… et je ne l’ai pas vu depuis quarante-huit heures !
10
La rencontre
Le soir suivant la capture réalisée par Adalbert et Théobald, Vaudrey-Chaumard repartit pour son pays afin d’y préparer l’arrivée de ses hôtes inattendus. Au surplus les conférences du Collège de France étaient terminées et il ne fallait à aucun prix que Mlle Clothilde eût à s’inquiéter du moindre retard. Les préparatifs de la fête l’agitaient suffisamment comme cela… Il partit donc, emmenant Hubert avec lui afin de lui tenir compagnie pendant la durée du voyage. C’était amical sans doute, mais ne procura aucun plaisir au chef des druides de l’Indre-et-Loire qui avait espéré un long tête-à-tête dans un wagon confortable avec l’ex-vieux chameau qui était redevenue la dame de ses pensées. D’autant qu’il n’avait rien contre Marie-Angéline plutôt rêveuse ces temps derniers, mais dont la vaste culture lui permettrait, à lui, de briller de mille feux.
Or, au lieu de ce doux fantasme il allait « parler boutique » avec son confrère durant quelque cinq cents kilomètres, alors que le privilège de conduire les dames reviendrait à l’agréable voiture d’Adalbert. Seuls les bagages seraient acheminés par le train. Affligeant, en vérité ! Surtout si le Paris-Dijon-Lausanne via Pontarlier n’était équipé que d’un wagon-restaurant de seconde zone !