Il avait bien tenté de s’en ouvrir à son ancienne ennemie, mais celle-ci lui ayant fait remarquer, entre haut et bas, que c’était déjà gentil à Vaudrey-Chaumard de l’avoir invité à son tricentenaire, il enterra définitivement la question et s’en alla voir son tailleur !
Pour en revenir à la capture des deux truands de la rue Jouffroy et dont Adalbert se montrait légitimement fier, elle se révéla décevante. Le troisième homme resté au volant s’était enfui, emmenant l’ex-baronne Waldhaus, et tous deux s’étaient volatilisés : Agathe pour une destination inconnue – pas la Belgique en tout cas ! Il en fut de même pour le chauffeur qui portait à n’en pas douter un masque ! Et sur le compte duquel les prévenus se montrèrent remarquablement discrets. Ils ne le connaissaient ni d’Ève ni d’Adam et ne savaient même pas à quoi il ressemblait.
— Comme je n’ai pas l’intention de les repasser à la Belgique, déclara le Commissaire Principal Langlois, j’arriverai peut-être à les rendre un peu plus loquaces… à force de persuasion !
Enfin, pour ce qui était du taxi, qui n’appartenait pas à la G7, une fois débarrassé de son drapeau et de son enseigne, il avait dû redevenir une Citroën noire comme tant d’autres, le numéro appartenant à un marchand de fromages dont le véhicule personnel n’avait pas quitté le garage où l’avait conduit depuis deux jours un problème de mécanique.
— À présent, c’est la frontière suisse qui redevient le centre d’intérêt prioritaire, conclut Langlois. Votre tricentenaire m’intéresse particulièrement, étant donné la personnalité du Professeur Vaudrey-Chaumard. L’inspecteur Durtal s’est découvert un lien de parenté avec Mme Verdeaux, la femme du capitaine de la Gendarmerie sera là-bas. N’hésitez pas à l’appeler en cas de besoin. Il y aura aussi plusieurs sous-ordres … et les gendarmes évidemment !
— Et dire que nous sommes censés participer à une fête d’un caractère exceptionnel ! soupira Aldo. Ça va être d’un réjouissant !
— Peut-être plus que vous ne l’imaginez ! les gens de Franche-Comté ont toujours cultivé le sens de l’hospitalité la plus généreuse avec celui de la fête et, pour une circonstance aussi exceptionnelle qu’un tricentenaire, vous serez reçus comme des rois ! N’en restez pas moins sur vos gardes ! Il y aura certainement tout le gratin du pays, mais des indésirables pourraient bien s’en mêler !
— Comment cela ?
— Le mendiant inconnu qui vient frapper à la porte l’un de ces jours bénis ne repart jamais les mains vides !
— On ne l’invite quand même pas à ouvrir le bal avec la Sous-Préfète ?
— Non, mais on le nourrit, le réconforte, et il repart avec un peu d’argent qui lui permet de continuer sa route !… Et malheur à qui abuse de cette hospitalité. Il trouverait le pays dressé contre lui !
— Comment se fait-il que vous les connaissiez si bien ? demanda Aldo.
— Question de sang ! Ma grand-mère était comtoise ! Cela vous expliquera au moins pourquoi je suis si têtu ! conclut-il avec un sourire en coin.
— Que ne venez-vous y faire un tour vous-même puisqu’il y aura tant de personnalités, selon vous ?
— Qu’y ferais-je là où vous serez vous-même ?
— Et, en plus, il se fout de nous ! ronchonna Adalbert, tandis qu’ils descendaient le grand escalier du quai des Orfèvres.
La matinée était positivement radieuse quand Mme de Sommières et Marie-Angéline prirent place dans la voiture d’Adalbert – une grosse Renault à profonds coussins de velours parfaitement assortis à la carrosserie et pourvue de tout le confort possible, moderne berline à laquelle son propriétaire préférait de beaucoup sa petite Amilcar rouge, habillée de cuir noir dont les deux sièges semblaient rembourrés de noyaux de pêches, mais qui dévorait la route et l’espace à des vitesses souvent peu orthodoxes et où Aldo avait pensé mourir cent fois. Tout au moins s’il n’était pas lui-même au volant, quand la route et les paysages prenaient un aspect différent. C’était alors Adalbert qui souffrait :
— Si tu me la bousilles, il est probable qu’on y restera mais je te promets un enfer de malédictions !
La Renault était donc apparue, permettant de longs trajets sans trop de fatigue après la blessure qui avait mis Aldo à deux doigts de la mort1 . Ce n’était rien qu’une nouvelle preuve de l’amitié de celui que Lisa appelait « le plus que frère » !
Le temps et la voiture s’étant associés pour l’agrément du voyage, on fut à Dijon pour midi.
— Qui a envie de manger des escargots ? proposa Aldo.
— Pouah ! émit Plan-Crépin. Quelle horreur !
— Comment ça, quelle horreur ? Dans la noble lignée des Plan-Crépin, pas le moindre amateur de gastéropodes à l’ail ? fit Adalbert qui l’observait dans le rétroviseur du pare-brise.
— Moi, j’aime assez ! avoua Tante Amélie. Et s’il n’y avait pas ce relent d’ail si déplaisant en société…
— Broutille, Tante Amélie ! fit Aldo, désinvolte. Ça s’arrange parfaitement en croquant quelques grains de café !
Mais Plan-Crépin ne voulait pas s’avouer vaincue :
— À condition d’avoir des dents comme des meules à blé, cela doit être divin !
On alla déjeuner au « Chapeau Rouge », excellent hôtel-restaurant niché sous l’aile de la cathédrale Saint-Bénigne, moins imposant que « La Cloche », le palace local, mais où œuvrait un jeune chef plein de talent. Marie-Angéline fit un sort à son jambon persillé puis à un sublime coq au vin avant de se perdre dans les délices d’un vacherin au cassis aérien à force de légèreté. Aussi à peine remontée dans la voiture s’endormit-elle en dépit des deux cafés ingurgités.
Quand on fut à Pontarlier, le soleil couchant rougissait les pierres blondes de la ville frontière au-delà de laquelle la cluse fendait la montagne couronnée de forteresses : le sévère château de Joux élevant à mille mètres ses défenses invaincues et, de l’autre côté, le fort de Larmont moins imposant mais aussi menaçant verrouillaient la route et la ligne de chemin de fer dévalant vers les lacs et les étendues paisibles de la Suisse romande…
La ville traversée, on était autant dire arrivés. Adossée à la montagne dans un cadre de sapins noirs, les plus hauts peut-être de France, la demeure dont on allait célébrer le tricentenaire se tournait au-delà d’un beau jardin en pente douce, le miroitement d’un lac azuréen…
On l’appelait Château-Vaudrey, mais ce n’en était pas un vrai, seulement l’une de ces très belles demeures comtoises mêlant l’harmonie des lignes à la solidité exigée par un climat continental, le plus rude sans doute de France. L’élégance nette du Grand Siècle en son début – briques roses et pierres crème ! – s’accommodait à merveille d’un immense toit qui semblait de velours brun et d’un gracieux fronton couronnant un avant-corps dont les marches avaient l’air de glisser à la suite du jardin, style Le Nôtre, étalé entre une terrasse et le lac traversé par le Doubs.
La voiture s’engagea dans l’allée principale ombragée de deux énormes chênes pour s’arrêter dans un espace où s’alignaient des orangers en pots récemment sortis de leur abri d’hiver :
— Voilà la maison… et voilà la famille ! présenta Lothaire qu’ils avaient récupéré au bar de la Poste où il était convenu de se rejoindre. Autrement dit, ma sœur Clothilde !
Or, autant le monumental Professeur occupait le paysage, autant celle-ci était frêle, discrète et timide, ce qui d’ailleurs n’allait vraiment pas avec une autre facette de sa personnalité. Vaudrey-Chaumard les avait auparavant prévenus : elle était bavarde comme une pie, à cela près qu’elle ne colportait aucun bruit et ne portait tort à personne. Simplement elle se parlait à elle-même comme il arrive parfois quand on a été élevée dans une certaine solitude et la vénération d’un frère aîné en qui se rassemblaient toute la science et toute la grandeur du monde. Lui, cela l’amusait d’autant plus que ce n’était nullement déplaisant.