Totalement incapable de la moindre méchanceté et parfaite maîtresse d’une vaste maison, Mlle Clothilde adorait recevoir, même s’il lui arrivait que son petit travers personnel la pousse parfois à la gaffe, et Lothaire n’avait pas fait mystère de ce détail, estimant qu’une fois prévenu on ne risquait pas de s’en offusquer.
— Ce qui est agréable, voire plaisant, dans son cas est que l’on est tout de suite au fait de l’opinion qu’elle a de vous – à condition qu’elle soit bonne – sinon, elle se tait. Comme elle tombe toujours juste, c’est assez commode dans un sens.
— Mais est-ce qu’elle ne vous met jamais dans une position délicate ? demanda Adalbert.
— Comme je dois reconnaître que c’est la bonté même, c’est plutôt rare. En outre, cela présente aussi un bon côté en vous évitant de vous fourvoyer, par exemple de prendre un bouchon de carafe pour un diamant ! Dans l’immédiat, j’arrange les choses en laissant entendre que la pauvre n’a pas toute sa tête, mais elle m’en donne rarement l’occasion et c’est d’ailleurs à moi que je fais de la peine. Autrement dit : je paie en hypocrisie les accès de sincérité de ma sœur. Heureusement son débit rapide et sa façon de parler parfois entre ses dents me sont de quelque secours !… En tout cas je peux vous assurer qu’elle est ravie de vous recevoir, surtout à l’occasion d’une fête qu’elle prépare depuis longtemps...
— Pourtant elle ne nous connaît pas ?
— Et les journaux ? C’est une dévoreuse de journaux. Elle doit être abonnée à une douzaine d’entre eux, à commencer par Le Figaro qu’elle épluche jusqu’à la signature du gérant. Elle vous y a vu à plusieurs reprises ainsi que Morosini, et elle est enchantée de vous accueillir !
Cela ne faisait aucun doute. Petite, brune mais en voie d’argenture, gracieuse mais sans y perdre une seconde d’activité, Clothilde Marguerite-Marie Vaudrey-Chaumard qui représentait en volume à peine la moitié de son frère semblait posséder le don d’ubiquité, et rien ne lui échappait de ce qui se passait dans sa maison. Elle menait tout son monde à la baguette, tempérée d’une sorte de discrète considération envers ses serviteurs, ce qui lui valait d’être obéie deux fois plus vite qu’une patronne atrabilaire. En fait on l’adorait ! Enfin, derniers signes distinctifs, elle avait des yeux transparents à force d’être clairs et portait en permanence un mignon tricorne de velours noir sur son épais chignon.
Elle ne quittait guère ce couvre-chef que le soir, quand elle recevait, et le remplaçait alors par un peigne endiamanté dans le style espagnol. Là encore son frère avait apporté les explications nécessaires :
— Clothilde a toujours eu la passion des chevaux ! Elle monte comme un hussard. Quant au tricorne, il a son histoire : voici une dizaine d’années, invitée par un couple d’amis à les accompagner à une chasse à la Celle-des-Bordes, donc chez la redoutable duchesse d’Uzès, elle a réussi par je ne sais quelle acrobatie à sauver un chien contre lequel se retournait un sanglier blessé. Elle a enlevé le toutou de terre juste à temps, l’a installé sur sa selle et l’a rapporté au maître d’équipage aux acclamations des chasseurs. Enthousiasmée, la vieille duchesse l’a embrassée, lui a donné le « bouton » de ses équipages et le tricorne dont elle était coiffée elle-même… et qu’elle ne quittait pas souvent. Notre Clothilde a d’abord songé à le mettre sous un globe comme une couronne de mariée puis, réflexion faite, de s’en chapeauter en manière de porte-bonheur ! C’est sa couronne à elle !
— On peut la lui envier, estima Mme de Sommières. Il m’est arrivé de rencontrer la duchesse et je peux vous assurer qu’elle n’était pas facile à séduire !
Pourtant aucune inquiétude n’effleura les voyageurs quand la voiture livra son contenu au grand perron sur lequel régnaient Mlle Clothilde et son tricorne. Un peu en retrait, Hubert, qui avait reçu un accueil flatteur – Collège de France oblige ! –, observait l’entrée en scène des « Parisiens ». Elle fut plus chaleureuse encore que l’on n’osait l’espérer. Ainsi, c’est tout juste si Mlle Clothilde ne fit pas la révérence devant Tante Amélie :
— Quel bonheur de vous recevoir, Madame ! Je comprends à présent que mon frère soit amoureux de vous. En vérité…
— Ne déraillons pas, s’il te plaît ! coupa celui-ci devenu rouge brique, mais elle ne s’en émut pas :
— Je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas… puisque c’est la vérité ! J’en connais de plus jeunes qui n’ont pas un tel éclat !… Et voici, j’imagine, Mlle du Plan-Crépin dont tu dis, Lothaire, que c’est un puits de connaissances ? Mais tu n’as pas précisé qu’elle avait des yeux couleur d’or et c’est très rare !… Prince Morosini, je présume ? L’expert mondial pour qui nos trésors n’ont pas de secrets.
— Malheureusement si, Madame (ce Madame était une forme d’hommage permettant de baiser la main qu’on lui tendait – ce qui n’eût pas été de mise avec une Mademoiselle !). Au contraire, plus j’avance dans la vie et plus je m’aperçois qu’il me faut encore apprendre, toujours apprendre. Comme mon ami Adalbert…
— Vidal-Pellicorne ! L’égyptologue dont la réputation n’est plus à faire, qui va nous apporter la magie du pays des pharaons !
— Il faudra alors m’accorder votre indulgence, Madame, fit-il imitant Aldo. J’espère seulement ne pas vous décevoir !
— Aucune chance ! Venez à présent prendre possession de vos appartements. On va vous les montrer pendant que je me rends aux cuisines où je redoute un problème…
Elle tourna les talons pour rentrer dans la maison en poursuivant son discours.
— …C’est toujours la même chose avec Honorine ! J’ai beau lui répéter chaque jour que pour réussir un beurre blanc on ne met pas la motte de beurre tout entière à fondre dans une casserole… il faut faire revenir doucement les échalotes hachées menu dans du vin blanc et rajouter le beurre petit à petit quand elles sont devenues transparentes…
Visiblement traitées en invitées d’honneur, Mme de Sommières et son « fidèle bedeau » se virent attribuer deux belles chambres attenantes à une salle de bains et pourvues de deux hautes fenêtres donnant sur le lac. Sur le bout du lac plus exactement, car il semblait si long qu’on n’en voyait pas la fin. Il est vrai qu’une pointe portant quelques cabanes de pêcheurs abritées de sapins en obstruait un côté et il se pouvait que cette pointe masquât un coude. Or avant même d’avoir vidé les valises et rangé leur contenu dans la penderie, Marie-Angéline resta accoudée à la balustrade, regardant les rares lumières s’allumer à travers les arbres.
Mme de Sommières la connaissait trop bien pour ne pas deviner qu’elle cherchait quelque chose. Peut-être à orienter le château par rapport à des souvenirs dont elle devinait qu’elle n’en avait livré qu’une faible partie. Assez inimaginables quand on se rappelait sur quelles insondables profondeurs s’étendait sa mémoire !
Connaissant d’expérience le pouvoir évocateur d’un paysage – et singulièrement d’un lac nocturne ! –, elle la laissa à sa rêverie, choisit la robe qu’elle voulait porter et alla faire un peu de toilette dans la salle de bains.