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Quand elle en émergea, environ un quart d’heure plus tard, elle trouva Marie-Angéline en train de s’activer aux rangements :

— Et nous voilà prête ! constata-t-elle avec colère. Pourquoi ne pas m’avoir appelée ? C’est à moi de le faire !

— Ce n’est à personne ou à tout le monde dès l’instant où nous n’avons pas de femme de chambre. Ce lac semble très beau et je ne voulais pas vous empêcher de le contempler…

— J’aurai largement le temps demain !

— Sans doute, mais ce sera en groupe… et plus pareil ! Singulièrement quand on a déjà des souvenirs !…

— Oh, des souvenirs !…

— S’ils existent, il faut se garder de les chasser. Dieu seul sait ce qu’ils peuvent apporter ! Et encore…

— Et encore ? Quand il s’agit de Dieu ? Oh !

— Cessez les points d’interrogation ! Dieu est omniprésent, omnipotent ! Ne lui échappent que les réactions féminines car Il n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une femme ! Et je pense quelquefois que c’est dommage !

— Oh ! Et la Sainte Vierge, alors, qu’en faisons-nous ?

— Je préfère l’appeler « Notre-Dame », comme saint Bernard !… Elle est sans pareille pour panser les blessures, adoucir, essuyer les larmes, apaiser les douleurs mais jamais, au grand jamais, frapper, châtier, punir comme le Tout- Puissant !… Bon, nous n’allons pas ergoter ! Changez-vous, puis venez me donner un coup de main pour mettre de l’ordre dans cette tignasse !

— Je préfère commencer par là. Au fait, on s’habille comment  ?

— Vous savez bien que tous les châtelains cultivent en général le même style !… Ah, pendant que j’y pense…

La marquise alla prendre dans une valise son écritoire de voyage, en sortit une carte routière qu’elle lui tendit :

— Tenez, j’ai fait acheter ça hier par Adalbert. J’en ai même demandé deux. Celle-ci est pour vous ! Quand je ne connais pas une région – ce qui est le cas ! – j’aime savoir où je mets les pieds !…

— Sage pensée ! Nous aurions peut-être dû en acheter aussi pour…

— Les garçons ? Je suis à peu près sûre que la voiture d’Adalbert en déborde ! Il ne laisse jamais rien au hasard… sinon pas grand-chose !

Elle n’imaginait pas à quel point elle avait raison : au même instant Adalbert étalait une carte semblable sur le lit d’Aldo qui achevait de se raser et ne manqua pas de s’étonner :

— Que veux-tu faire avec ça ? Je croyais que tu connaissais la France par cœur, ses routes, ses chemins et sans doute ses sentiers à chèvres ?

— Il se trouve que la Franche-Comté, en dépit de sa beauté, est l’un des coins que je ne connais pas à fond. Trop froid l’hiver, trop chaud l’été. Quant à toi, tu ne la connais pas du tout. Or, la topographie est essentielle chez les chercheurs de trésors.

Inattendu, le mot fit son effet habituel : Aldo tressaillit légèrement, se coupa… et s’emporta :

— Sacré bon sang ! Tu copies Vaudrey-Chaumard qui n’a que ce mot-là à la bouche !…

— Pas toi ? Alors veux-tu m’expliquer ce que l’on fabrique ici ? On s’apprête à se mêler de ce qui ne nous regarde pas, mais comme on n’a jamais rien fait d’autre depuis que l’on se connaît, tu devrais être habitué. Cela posé, il y a quand même ces meurtres dans lesquels on se trouve impliqués, qu’on le veuille ou non, par Plan-Crépin interposée. Alors cesse de jouer les prudes et colle-toi du sparadrap sur la joue si tu ne veux pas être obligé de changer de chemise !

Sans plus s’occuper d’Aldo, Adalbert commença par souligner sur la carte l’emplacement du manoir Vaudrey auquel il ajouta deux ou trois points, chiffrés, dont il relevait, dans un calepin tiré de sa poche, l’explication succincte, comme par exemple l’endroit à deux doigts de la ligne frontière, où l’on avait récupéré l’inspecteur Sauvageol encore vivant…

Tout en le regardant faire, Aldo achevait de se préparer, ce qui ne lui prit pas longtemps… Il détestait se faire attendre plus encore que patienter lui-même. Le gong – seul objet exotique dans cette maison née à l’époque des mousquetaires et qui semblait y rester fidèle ! – n’eut pas à retentir deux fois. Tout le monde était en bas et Gatien, le majordome, ouvrait les portes de la salle à manger devant son maître avec la marquise à son bras. Celle-ci ne put s’empêcher de remarquer – pour elle-même ! – que la maîtresse de maison n’ignorait aucune des règles du savoir-vivre dont ceux qui avaient reçu son frère à Paris pouvaient se demander s’il les avait jamais connues. Là, pas la moindre erreur : costume foncé, chemise blanche et cravate de soie pour les hommes, robes noires éclairées d’un joyau pour les femmes. C’était un peu comme à bord d’un paquebot où l’on ne « s’habillait » pas pour le dîner suivant l’embarquement !…

Il n’y avait rien à reprendre non plus au couvert : hauts chandeliers en argent encadrant un surtout fleuri de narcisses et d’anémones, rappelant les couleurs de la rare faïence ancienne voisinant avec une verrerie d’époque en épais cristal taillé dont un antiquaire aurait obtenu une fortune. Le décor ambiant s’harmonisait d’ailleurs avec le reste : tapisseries, crédences et chaises Louis XIII tendues de cuir. Seule originalité – encore que d’époque elle aussi –, l’immense cheminée où crépitait le feu faisait face à un portrait du cardinal de Richelieu drapé de ses moires pourpres presque plus vrai que nature.

Cette fois, Adalbert ne retint pas sa curiosité :

— Est-il indiscret de demander ce que Sa redoutable Éminence fait chez vous ? La Comté et lui n’étaient pas dans les meilleurs termes ?

— Disons qu’il est là en pénitence, condamné à nous regarder nous régaler de ces bonnes choses dont il nous a privés en voulant ramener la Comté dans le giron français. Nous avons été une de ses déceptions, comme pour le prince de Condé dont vous trouverez le buste relégué dans la galerie obscure qui, au premier étage, relie la bibliothèque au palier principal ! Disons qu’il nous en a fait voir de toutes les couleurs avant que Louis XIV nous réintègre dans l’Hexagone par le traité de Nimègue en 1678…

— Pourquoi vous être défendus si longtemps puisqu’à l’origine vous étiez français ?

— Par esprit de contradiction  ! Nous étions bourguignons au temps des ducs. On a voulu le rester après la mort du Téméraire, la petite duchesse Marie était si courageuse et si charmante ! Seulement elle est morte dans la fleur de l’âge en recevant son cheval sur la tête et elle avait épousé Maximilien d’Autriche. On est devenus impériaux pas vraiment par plaisir mais on nous fichait la paix. Oh ! Avec des hauts et des bas bien sûr – surtout quand on s’est retrouvés espagnols –, mais quand, au lieu d’essayer de nous séduire, on a voulu nous incorporer par la force, là on n’était plus d’accord. Vous connaissez la vieille histoire qui est devenue en quelque sorte notre devise ?

— Non, dit Mme de Sommières.

— C’est, je crois, Condé qui pose la question : « Comtois, rends-toi ! – Nenni, ma foi ! »

— Pourtant Condé était gouverneur de Bourgogne et en présidait les États ? Alors puisque vous regrettiez tellement le temps des ducs ?

— Vous n’avez pas la main heureuse pour choisir vos exemples ! Faut-il vous rappeler que ledit Condé a servi le roi d’Espagne pendant huit ans et ce jusqu’à ce que Louis XIV épouse l’Infante ! Au fond, on préférait être français… mais il y a la manière ! Autrefois, la capitale c’était Dole. Elle a fait place à Besançon et là je dois dire qu’on a été gâtés : Vauban l’a pourvue des fortifications les plus formidables qui soient ! Pendant qu’il y était, il a fait de notre fort de Joux un bastion imprenable ! Et puis on a eu un Parlement… doué lui aussi de l’esprit de contradiction  : à la Révolution, la noblesse faisait cause commune avec le tiers état.